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PREMIÈRE PARTIE. — CHAPITRE X.


furent roués, deux femmes enterrées vives. On pendit autour des murailles de la ville et on fit périr dans d’autres supplices deux mille strélitz[1] ; leurs corps restèrent deux jours exposés sur les grands chemins, et surtout autour du monastère où résidaient les princesses Sophie et Eudoxe. On érigea des colonnes de pierre où le crime et le châtiment furent gravés. Un très-grand nombre qui avaient leurs femmes et leurs enfants à Moscou furent dispersés avec leurs familles dans la Sibérie, dans le royaume d’Astracan, dans le pays d’Azof : par là du moins leur punition fut utile à l’État ; ils servirent à défricher et à peupler des terres qui manquaient d’habitants et de culture.

Peut-être si le czar n’avait pas eu besoin d’un exemple terrible, il eût fait travailler aux ouvrages publics une partie des strélitz qu’il fit exécuter, et qui furent perdus pour lui et pour l’État, la vie des hommes devant être comptée pour beaucoup, surtout dans un pays où la population demandait tous les soins d’un législateur ; mais il crut devoir étonner et subjuguer pour jamais l’esprit de la nation par l’appareil et par la multitude des supplices. Le corps entier des strélitz, qu’aucun de ses prédécesseurs n’aurait osé seulement diminuer, fut cassé à perpétuité, et leur nom aboli. Ce grand changement se fit sans la moindre résistance, parce qu’il avait été préparé. Le sultan des Turcs, Osman, comme on l’a déjà remarqué[2], fut déposé dans le même siècle, et égorgé, pour avoir laissé seulement soupçonner aux janissaires qu’il voulait diminuer leur nombre. Pierre eut plus de bonheur, ayant mieux pris ses mesures. Il ne resta de toute cette grande milice des strélitz que quelques faibles régiments qui n’étaient plus dangereux, et qui cependant, conservant encore leur ancien esprit, se révoltèrent dans Astracan, en 1705, mais furent bientôt réprimés.

Autant Pierre avait déployé de sévérité dans cette affaire d’État, autant il montra d’humanité quand il perdit quelque temps après son favori Le Fort, qui mourut d’une mort prématurée à l’âge de quarante-six ans[3]. Il l’honora d’une pompe funèbre telle qu’on en fait aux grands souverains. Il assista lui-même au convoi, une pique à la main, marchant après les capitaines, au rang de lieutenant qu’il avait pris dans le grand régiment du général, enseignant à la fois à sa noblesse à respecter le mérite et les grades militaires.

  1. Manuscrits de Le Fort. (Note de Voltaire.)
  2. Page 445 ci-dessus ; et tome XIII, page 137.
  3. 12 mars 1699, n. st. (Note de Voltaire.)