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SUITE DE L’AFFAIRE DU PRUTH.


par la mort des deux Tartares. Comment accorder cette délicatesse si sévère avec la violation du droit des gens dans la personne de l’ambassadeur Tolstoy, que le même grand vizir avait fait arrêter dans les rues de Constantinople ? Il y a toujours une raison des contradictions dans la conduite des hommes. Baltagi Mehemet était piqué contre le kan des Tartares, qui ne voulait pas entendre parler de paix ; et il voulut lui faire sentir qu’il était le maître.

Le czar, après la paix signée, se retira par Yassi jusque sur la frontière, suivi d’un corps de huit mille Turcs, que le vizir envoya non-seulement pour observer la marche de l’armée russe, mais pour empêcher que les Tartares vagabonds ne l’inquiétassent,

Pierre accomplit d’abord le traité en faisant démolir la forteresse de Samara et de Kamienska ; mais la reddition d’Azof et la démolition de Taganrock souffrirent plus de difficultés : il fallait, aux termes du traité, distinguer l’artillerie et les munitions d’Azof qui appartenaient aux Turcs de celles que le czar y avait mises depuis qu’il avait conquis cette place. Le gouverneur traîna en longueur cette négociation, et la Porte en fut justement irritée. Le sultan était impatient de recevoir les clefs d’Azof ; le vizir les promettait ; le gouverneur différait toujours. Baltagi Mehemet en perdit les bonnes grâces de son maître et sa place ; le kan des Tartares et ses autres ennemis prévalurent contre lui : il fut enveloppé dans la disgrâce de plusieurs bachas ; mais le Grand Seigneur, qui connaissait sa fidélité, ne lui ôta ni son bien ni sa vie ; il fut envoyé à Mitylène[1] où il commanda. Cette simple déposition, cette conservation de sa fortune, et surtout ce commandement dans Mitylène, démentent évidemment tout ce que Nordberg avance pour faire croire que ce vizir avait été corrompu par l’argent du czar.

Nordberg dit que le bostangi bachi qui vint lui redemander le bul de l’empire, et lui signifier son arrêt, le déclara « traître et désobéissant à son maître, vendu aux ennemis à prix d’argent, et coupable de n’avoir point veillé aux intérêts du roi de Suède ». Premièrement, ces sortes de déclarations ne sont point du tout en usage en Turquie : les ordres du sultan sont donnés en secret, et exécutés en silence. Secondement, si le vizir avait été déclaré traître, rebelle et corrompu, de tels crimes auraient été punis par la mort dans un pays où ils ne sont jamais pardonnés[2]. Enfin, s’il

  1. Novembre 1711. (Note de Voltaire.)
  2. Dans son Charles XII, Voltaire dit que c’est le lieutenant de Mehemet, Osman, qui s’était laissé corrompre, et qu’on lui coupa la tête.