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SECONDE PARTIE. — CHAPITRE X.


terre a les yeux, se résout-il à faire empoisonner lâchement celui qu’il peut faire périr par le glaive de la justice ? Veut-on se noircir dans la postérité par le titre d’empoisonneur et de parricide, quand on peut si aisément ne se donner que celui d’un juge sévère[1] ?

Il paraît qu’il résulte de tout ce que j’ai rapporté que Pierre fut plus roi que père, qu’il sacrifia son propre fils aux intérêts d’un fondateur et d’un législateur, et à ceux de sa nation, qui retombait dans l’état dont il l’avait tirée sans cette sévérité malheureuse. Il est évident qu’il n’immola point son fils à une marâtre et à l’enfant mâle qu’il avait d’elle, puisqu’il le menaça souvent de le déshériter avant que Catherine lui eût donné ce fils, dont l’enfance infirme était menacée d’une mort prochaine, et qui mourut en effet bientôt après. Si Pierre avait fait un si grand éclat uniquement pour complaire à sa femme, il eût été faible, insensé et lâche ; et certes il ne l’était pas. Il prévoyait ce qui arriverait à ses fondations et à sa nation, si l’on suivait après lui ses vues. Toutes ses entreprises ont été perfectionnées selon ses prédictions ; sa nation est devenue célèbre et respectée dans l’Europe, dont elle était auparavant séparée ; et si Alexis eût régné, tout aurait été détruit. Enfin, quand on considère cette catastrophe, les cœurs sensibles frémissent et les sévères approuvent.

Ce grand et terrible événement est encore si frais dans la mémoire des hommes, on en parle si souvent avec étonnement, qu’il est absolument nécessaire d’examiner ce qu’en ont dit les auteurs contemporains. Un de ces écrivains faméliques qui prennent hardiment le titre d’historien[2] parle ainsi dans son livre dédié au comte de Bruhl, premier ministre du roi de Pologne, dont le nom peut donner du poids à ce qu’il avance : « Toute la Russie est persuadée que le czarovitz ne mourut que du poison préparé par la main d’une marâtre. » Cette accusation est détruite par l’aveu que fit le czar au duc de Holstein que la czarine Catherine lui avait conseillé d’enfermer dans un cloître son fils condamné.

À l’égard du poison donné depuis par cette impératrice même

  1. En 1748, dans ses Anecdotes sur Pierre le Grand, Voltaire avait dit sans tant de phrases : « Ce qui est certain c’est que son fils mourut dans son lit, le lendemain de l’arrêt, et que le czar avait à Moscou une des plus belles apothicaireries de l’Europe. » Le comte Bruce raconte dans ses Mémoires qu’il fut chargé de commander au droguiste une potion forte. (G. A.)
  2. Voltaire désigne ici Mauvillon, auteur de l’Histoire de Pierre Ier, 1742, in-4°, dédiée au comte de Bruhl. (B.)