Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome17.djvu/13

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
v
AVERTISSEMENT.

Pendant que la saisie se faisait chez le libraire Chirol, ajoutent les chroniqueurs genevois, une autre cargaison plus considérable, à l’adresse du libraire Gando, avec lequel Chirol s’était entendu, franchissait la frontière du côté opposé et versait impunément son contenu dans le canton.

En France et à Paris, les procédés de divulgation étaient à peu près les mêmes. Les sévérités du Parlement et les recherches de la police n’y pouvaient rien. Le Dictionnaire philosophique portatif n’était guère paru que depuis un an, lorsqu’il fut compromis dans une terrible affaire, celle du chevalier de La Barre. Il fut trouvé parmi les livres du malheureux chevalier, en compagnie de Thérèse philosophe, le Portier des Chartreux, la Religieuse en chemise, la Tourière des Carmélites, le Sultan Misapouf, Thémidore, La Princesse Grisemine, le Cousin de Mahomet, la Belle Allemande, le Canapé couleur de feu, les Dévirgineurs, ou les Trois Frères, etc., tous ouvrages plus licencieux encore qu’irréligieux. Il avait place sur ces tablettes devant lesquelles le chevalier était accusé de faire des génuflexions comme devant un tabernacle : il fut condamné à être jeté avec tous les autres livres dans le bûcher qui consuma le corps de La Barre.

Cette affaire causa à Voltaire un grand effroi. « Mon cher frère, écrit-il à Damilaville[1] mon cœur est flétri ; je suis atterré. Je me doutais qu’on attribuerait la plus sotte et la plus effrénée démence à ceux qui ne prêchent que la sagesse et la pureté des mœurs. Je suis tenté d’aller mourir dans une terre où les hommes soient moins injustes. Je me tais ; j’ai trop à dire. »

Et le 12, il reprenait : « Je suis incapable de prendre aucun plaisir après la funeste catastrophe dont on veut me rendre en quelque façon responsable. Vous savez que je n’ai aucune part au livre que ces pauvres insensés adoraient à genoux. »

Il alla passer quelque temps, pour se tranquilliser, aux bains de Rolle, en Suisse. Il rêva de chercher un refuge dans la ville de Clèves, sous la protection du roi de Prusse, et d’y entraîner avec lui Diderot, d’Alembert et les encyclopédistes. Mais il ne tarda pas à reprendre possession de lui-même. L’indignation le ranima. Cette même année 1766, il adressa la Relation de la mort du chevalier de La Barre au célèbre auteur du livre Des Délits et des Peines, Beccaria, et plus tard, dès que Louis XVI fut monté sur le trône, il écrivit le Cri du sang innocent.

Le Dictionnaire philosophique continua de paraître dans tous les formats et de grossir, d’édition en édition. Il est encore aujourd’hui une des parties de l’œuvre de Voltaire les plus lues dans les classes populaires. Ainsi, dans les salles de lecture des bibliothèques publiques, c’est, à ce que m’ont assuré plusieurs administrateurs de ces établissements, un des livres qui sont le plus demandés en communication, et qu’on est obligé de renouveler le plus souvent.

Jusque-là Voltaire n’avait livré au christianisme que de légers combats. Avec le Dictionnaire philosophique, c’est la guerre qui commence. Elle fut

  1. Lettre du 7 juillet 1766.