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ÂME.

la montre que l’on appelle homme, et qui, au lieu de définir hardiment ce que nous n’entendons point, tâche d’examiner par degrés ce que nous voulons connaître.

Prenons un enfant à l’instant de sa naissance, et suivons pas à pas le progrès de son entendement. Vous me faites l’honneur de m’apprendre que Dieu a pris la peine de créer une âme pour aller loger dans ce corps lorsqu’il a environ six semaines ; que cette âme à son arrivée est pourvue des idées métaphysiques ; connaissant donc l’esprit, les idées abstraites, l’infini, fort clairement ; étant, en un mot, une très savante personne. Mais malheureusement elle sort de l’utérus avec une ignorance crasse ; elle a passé dix-huit mois à ne connaître que le téton de sa nourrice ; et lorsqu’à l’âge de vingt ans on veut faire ressouvenir cette âme de toutes les idées scientifiques qu’elle avait quand elle s’est unie à son corps, elle est souvent si bouchée qu’elle n’en peut concevoir aucune. Il y a des peuples entiers qui n’ont jamais eu une seule de ces idées. En vérité, à quoi pensait l’âme de Descartes et de Malebranche, quand elle imagina de telles rêveries ? Suivons donc l’idée du petit enfant, sans nous arrêter aux imaginations des philosophes.

Le jour que sa mère est accouchée de lui et de son âme, il est né dans la maison un chien, un chat, et un serin. Au bout de dix-huit mois je fais du chien un excellent chasseur ; à un an le serin siffle un air ; le chat, au bout de six semaines, fait déjà tous ses tours ; et l’enfant, au bout de quatre ans, ne sait rien. Moi, homme grossier, témoin de cette prodigieuse différence, et qui n’ai jamais vu d’enfant, je crois d’abord que le chat, le chien, et le serin, sont des créatures très intelligentes, et que le petit enfant est un automate. Cependant petit à petit je m’aperçois que cet enfant a des idées, de la mémoire, qu’il a les mêmes passions que ces animaux ; et alors j’avoue qu’il est comme eux une créature raisonnable. Il me communique différentes idées par quelques paroles qu’il a apprises, de même que mon chien par des cris diversifiés me fait exactement connaître ses divers besoins. J’aperçois qu’à l’âge de six ou sept ans l’enfant combine dans son petit cerveau presque autant d’idées que mon chien de chasse dans le sien ; enfin, il atteint avec l’âge un nombre infini de connaissances. Alors que dois-je penser de lui ? irai-je croire qu’il est d’une nature tout à fait différente ? non, sans doute : car vous voyez d’un côté un imbécile, et de l’autre un Newton ; vous prétendez qu’ils sont pourtant d’une même nature, et qu’il n’y a de la différence que du plus au moins. Pour mieux m’assurer de la