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ASSASSINAT.

gulière n’a pas toujours été d’accord avec la raison des autres hommes[1].

Il feint, dans un roman intitulé Émile, d’élever un jeune gentilhomme auquel il se donne bien de garde de donner une éducation telle qu’on la reçoit dans l’École Militaire, comme d’apprendre les langues, la géométrie, la tactique, les fortifications, l’histoire de son pays : il est bien éloigné de lui inspirer l’amour de son roi et de sa patrie ; il se borne à en faire un garçon menuisier. Il veut que ce gentilhomme menuisier, quand il a reçu un démenti ou un soufflet, au lieu de les rendre et de se battre, assassine prudemment son homme. Il est vrai que Molière, en plaisantant dans l’Amour peintre, dit qu’assassiner est le plus sûr[2] ; mais l’auteur du roman prétend que c’est le plus raisonnable et le plus honnête. Il le dit très-sérieusement, et dans l’immensité de ses paradoxes, c’est une des trois ou quatre choses qu’il ait dites le premier. Le même esprit de sagesse et de décence qui lui fait prononcer qu’un précepteur doit souvent accompagner son disciple dans un lieu de prostitution[3] le fait décider que ce disciple doit être un assassin. Ainsi l’éducation que donne Jean-Jacques à un gentilhomme consiste à manier le rabot, et à mériter le grand remède et la corde.

Nous doutons que les pères de famille s’empressent à donner de tels précepteurs à leurs enfants. Il nous semble que le roman d’Émile s’écarte un peu trop des maximes de Mentor dans Télémaque ; mais aussi il faut avouer que notre siècle s’est fort écarté en tout du grand siècle de Louis XIV.

  1. Voltaire veut parler ici de la fameuse note du 4e livre d’Émile, que J.-J. Rousseau a développée dans une lettre du 14 mars 1770. (B.)

    — Voici le passage auquel Voltaire fait allusion :

    « … Il ne faut point que l’honneur des citoyens ni leur vie soient à la merci d’un brutal, d’un ivrogne ou d’un brave coquin, et l’on ne peut pas plus se préserver d’un pareil accident que de la chute d’une tuile.

    « Un soufflet et un démenti reçus et endurés ont des effets civils que nulle sagesse ne peut prévenir, et dont nul tribunal ne peut venger l’offensé. L’insuffisance des lois lui rend donc en cela son indépendance ; il est alors seul magistrat, seul juge entre l’offenseur et lui ; il est seul interprète et ministre de la loi naturelle ; il se doit justice et peut seul se la rendre, et il n’y a sur la terre nul gouvernement assez insensé pour le punir de se l’être faite en pareil cas. Je ne dis pas qu’il doive s’aller battre : c’est une extravagance ; je dis qu’il se doit justice, et qu’il est le seul dispensateur. Sans tant de vains édits contre les duels, si j’étais souverain, je réponds qu’il n’y aurait jamais ni soufflet ni démenti donnés dans mes États, et cela par un moyen fort simple, dont les tribunaux ne se mêleraient point… »

  2. Scène xiii du Sicilien, ou l’Amour peintre.
  3. Émile, tome III, p. 201 (livre IV). (Note de Voltaire.)