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DANTE (LE).

coup l’attention ; et les commentateurs épuisent toute la sagacité de leur esprit à déterminer au juste qui sont ceux que le Dante a damnés, et à ne se pas tromper dans une matière si grave.

On a fondé une chaire, une lecture pour expliquer cet auteur classique. Vous me demanderez comment l’Inquisition ne s’y oppose pas. Je vous répondrai que l’Inquisition entend raillerie en Italie ; elle sait bien que des plaisanteries en vers ne peuvent point faire de mal : vous en allez juger par cette petite traduction très-libre d’un morceau du chant vingt-troisième[1] ; il s’agit d’un damné de la connaissance de l’auteur. Le damné parle ainsi :

Je m’appelais le comte de Guidon ;
Je fus sur terre et soldat et poltron ;
Puis m’enrôlai sous saint François d’Assise,
Afin qu’un jour le bout de son cordon
Me donnât place en la céleste Église ;
Et j’y serais sans ce pape félon,
Qui m’ordonna de servir sa feintise,
Et me rendit aux griffes du démon.
Voici le fait. Quand j’étais sur la terre,
Vers Rimini je fis longtemps la guerre,
Moins, je l’avoue, en héros qu’en fripon.
L’art de fourber me fit un grand renom.
Mais quand mon chef eut porté poil grison,
Temps de retraite où convient la sagesse,
Le repentir vint ronger ma vieillesse.
Et j’eus recours à la confession.
Ô repentir tardif et peu durable !
Le bon saint-père en ce temps guerroyait,
Non le Soudan, non le Turc intraitable,
Mais les chrétiens, qu’en vrai Turc il pillait.
Or, sans respect pour tiare et tonsure,
Pour saint François, son froc et sa ceinture :
« Frère, dit-il, il me convient d’avoir
Incessamment Préneste en mon pouvoir.
Conseille-moi, cherche sous ton capuce
Quelque beau tour, quelque gentille astuce,
Pour ajouter en bref à mes États
Ce qui me tente et ne m’appartient pas.
J’ai les deux clefs du ciel en ma puissance.
De Célestin la dévote imprudence

  1. Toutes les éditions portent vingt-troisième ; mais c’est dans le vingt-septième chant de l’Enfer que se trouve le passage dont Voltaire donne ici une imitation. (B.)