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DISTANCE.

Je distingue... — Monsieur, distinguez, j’y consens.
J’ai dit mon sentiment, je vous laisse les vôtres,
En demandant pour moi ce que j’accorde aux autres.
— Mon fils, nous vous avons défendu de penser ;
Et pour vous convertir je cours vous dénoncer. »

Heureux ! ô trop heureux qui, loin des fanatiques,
Des causeurs importuns, et des jaloux critiques,
En paix sur l’Hélicon pourrait cueillir des fleurs !
Tels on voit dans les champs de sages laboureurs,
D’une ruche irritée évitant les blessures,
En dérober le miel à l’abri des piqûres[1].



DISTANCE[2].


Un homme qui connaît combien on compte de pas d’un bout de sa maison à l’autre s’imagine que la nature lui a enseigné tout d’un coup cette distance, et qu’il n’a en besoin que d’un coup d’œil, comme lorsqu’il a vu des couleurs. Il se trompe ; on ne peut connaître les différents éloignements des objets que par expérience, par comparaison, par habitude. C’est ce qui fait qu’un matelot, en voyant sur mer un vaisseau voguer loin du sien, vous dira sans hésiter à quelle distance on est à peu près de ce vaisseau ; et le passager n’en pourra former qu’un doute très-confus.

La distance n’est qu’une ligne de l’objet à nous. Cette ligne se termine à un point : nous ne sentons donc que ce point, et soit que l’objet existe à mille lieues, ou qu’il soit à un pied, ce point est toujours le même dans nos yeux.

Nous n’avons donc aucun moyen immédiat pour apercevoir tout d’un coup la distance, comme nous en avons pour sentir, par l’attouchement, si un corps est dur ou mou ; par le goût, s’il est doux ou amer ; par l’ouïe, si de deux sons l’un est grave et l’autre aigu. Car, qu’on y prenne bien garde, les parties d’un corps qui cèdent à mon doigt sont la plus prochaine cause de ma sen-

  1. L’insertion de cette pièce de vers dans le Dictionnaire philosophique fit la réputation de Claude-Carloman de Rulhières, qui, ayant suivi le baron de Breteuil à Saint-Pétersbourg, a laissé, sur la Pologne et la Russie, plusieurs ouvrages qui devraient toujours être consultés par ceux qui étudient l’histoire des opprimés et de leurs oppresseurs. (E. B.)
  2. Cet article se retrouve presque textuellement dans le chapitre vii de la deuxième partie des Éléments de la philosophie de Newton. (Voyez Mélanges, année 1738.) Il parut tel qu’il est ici dans les Questions sur l’Encyclopédie, 4e partie, 1771. (B.)