Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome19.djvu/12

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
2
ESPACE.

n’y a que deux empereurs dans le monde, celui du Pérou et moi. » Montézume parlait de deux choses qu’il connaissait ; mais nous autres, nous parlons de deux choses dont nous n’avons aucune idée nette.

Nous sommes de plaisants atomes : nous faisons Dieu un esprit à la mode du nôtre ; et parce que nous appelons esprit la faculté que l’Être suprême, universel, éternel, tout-puissant, nous a donnée de combiner quelques idées dans notre petit cerveau large de six doigts tout au plus, nous nous imaginons que Dieu est un esprit de cette même sorte. Toujours Dieu à notre image, bonnes gens !

Mais s’il y avait des millions d’êtres qui fussent tout autre chose que notre matière, dont nous ne connaissons que les apparences, et tout autre chose que notre esprit, notre souffle idéal, dont nous ne savons précisément rien du tout ? et qui pourra m’assurer que ces millions d’êtres n’existent pas ? et qui pourra soupçonner que Dieu, démontré existant par ses effets, n’est pas infiniment différent de tous ces êtres-là, et que l’espace n’est pas un de ces êtres ?

Nous sommes bien loin de dire avec Lucrèce[1] :

Ergo, præter inane et corpora, tertia per se
Nulla potest rerum in numero natura referri.

Hors le corps et le vide il n’est rien dans le monde.

Mais oserons-nous croire avec lui que l’espace infini existe ?

A-t-on jamais pu répondre à son argument : « Lancez une flèche des bornes du monde, tombera-t-elle dans le rien, dans le néant ? »

Clarke, qui parlait au nom de Newton, prétend que « l’espace a des propriétés, qu’il est étendu, qu’il est mesurable ; donc il existe » ; mais si on lui répond qu’on met quelque chose là où il n’y avait rien, que répliqueront Newton et Clarke ?

Newton regarde l’espace comme le sensorium de Dieu, J’ai cru entendre ce grand mot autrefois[2] car j’étais jeune ; à présent je ne l’entends pas plus que ses explications de l’Apocalypse. L’es-

  1. Livre Ier, vers 446.
  2. Voyez dans les Mélanges, année 1738, le chapitre ii de la première partie des Éléments de la philosophie de Newton. Toutefois, il est à remarquer que ce qui forme cette première partie ne fut publié qu’en 1740 ; Voltaire avait alors quarante-six ans.