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ESPRIT.

Troie embrasée, Didon ne soupire point en madrigaux en volant au bûcher sur lequel elle va s’immoler. Démosthène n’a point de jolies pensées quand il anime les Athéniens à la guerre ; s’il en avait, il serait un rhéteur, et il est un homme d’État.

L’art de l’admirable Racine est bien au-dessus de ce qu’on appelle esprit ; mais si Pyrrhus s’exprimait toujours dans ce style :

Vaincu, chargé de fers, de regrets consumé,
Brûlé de plus de feux que je n’en allumai,....
Hélas ! fus-je jamais si cruel que vous l’êtes ?

(Andromaque, I, iv.)

si Oreste continuait toujours à dire que les Scythes sont moins cruels qu’Hermione, ces deux personnages ne toucheraient point du tout : on s’apercevrait que la vraie passion s’occupe rarement de pareilles comparaisons, et qu’il y a peu de proportion entre les feux réels dont Troie fut consumée, et les feux de l’amour de Pyrrhus ; entre les Scythes, qui immolent des hommes, et Hermione, qui n’aima point Oreste. Cinna (II, i) dit en parlant de Pompée :

Il (le ciel) a choisi sa mort pour servir dignement
D’une marque éternelle à ce grand changement ;
Et devait cette gloire aux mânes d’un tel homme,
D’emporter avec eux la liberté de Rome.

Cette pensée a un très-grand éclat : il y a là beaucoup d’esprit, et même un air de grandeur qui impose. Je suis sûr que ces vers, prononcés avec l’enthousiasme et l’art d’un bon acteur, seront applaudis ; mais je suis sûr que la pièce de Cinna, écrite toute dans ce goût, n’aurait jamais été jouée longtemps. En effet, pourquoi le ciel devait-il faire l’honneur à Pompée de rendre les Romains esclaves après sa mort ? Le contraire serait plus vrai : les mânes de Pompée devraient plutôt obtenir du ciel le maintien éternel de cette liberté pour laquelle on suppose qu’il combattit et qu’il mourut.

Que serait-ce donc qu’un ouvrage rempli de pensées recherchées et problématiques ? Combien sont supérieurs à toutes ces idées brillantes ces vers simples et naturels :

Cinna, tu t’en souviens, et veux m’assassiner !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Soyons amis, Cinna, c’est moi qui t’en convie[1].
  1. Cinna, V, i.