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ESPRIT.

semble que le trait dont je parle n’eût pas été employé par l’évêque de Meaux. Le voici :

« Puissances ennemies de la France, vous vivez, et l’esprit de la charité chrétienne m’interdit de faire aucun souhait pour votre mort, etc. Mais vous vivez, et je plains en cette chaire un sage et vertueux capitaine, dont les intentions étaient pures, etc. »

Une apostrophe dans ce goût eût été convenable à Rome, dans la guerre civile, après l’assassinat de Pompée, ou dans Londres, après le meurtre de Charles Ier, parce qu’en effet il s’agissait des intérêts de Pompée et de Charles Ier. Mais est-il décent de souhaiter adroitement en chaire la mort de l’empereur, du roi d’Espagne et des électeurs, et de mettre en balance avec eux le général d’armée d’un roi leur ennemi ? Les intentions d’un capitaine, qui ne peuvent être que servir son prince, doivent-elles être comparées avec les intérêts politiques des têtes couronnées contre lesquelles il servait ? Que dirait-on d’un Allemand qui eût souhaité la mort au roi de France, à propos de la perte du général Merci, dont les intentions étaient pures[1] ? Pourquoi donc ce passage a-t-il toujours été loué par tous les rhéteurs ? C’est que la figure est en elle-même belle et pathétique ; mais ils n’examinaient point le fond et la convenance de la pensée. Plutarque eût dit à Fléchier : « Tu as tenu sans propos un très-beau propos. »

Je reviens à mon paradoxe, que tous ces brillants, auxquels on donne le nom d’esprit, ne doivent point trouver place dans les grands ouvrages faits pour instruire ou pour toucher. Je dirai même qu’ils doivent être bannis de l’opéra. La musique exprime les passions, les sentiments, les images ; mais où sont les accords qui peuvent rendre une épigramme ? Quinault était quelquefois négligé, mais il était toujours naturel.

De tous nos opéras, celui qui est le plus orné, ou plutôt accablé de cet esprit épigrammatique, est le ballet du Triomphe des Arts, composé par un homme aimable[2], qui pensa toujours finement et qui s’exprima de même, mais qui, par l’abus de ce talent, contribua un peu à la décadence des lettres après les beaux jours

  1. Fléchier avait tiré mot pour mot la moitié de cette oraison funèbre du maréchal de Turenne de celle que l’évêque de Grenoble Lingendes avait faite d’un duc de Savoie. Or ce morceau, qui était convenable pour un souverain, ne l’est pas pour un sujet. (Note de Voltaire.) — C’est fort exagéré. Voyez Des Prédicateurs du XVIIe siècle, avant Bossuet, par P. Jacquinet, p. 218 et suiv.
  2. Lamotte.