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ESPRIT.

non-seulement on trouvait une finesse très-spirituelle dans ce vers d’Hypsipyle à Médée dans la Toison d’or[1] :

Je n’ai que des attraits, et vous avez des charmes ;

mais on ne s’apercevait pas, et peu de connaisseurs s’aperçoivent encore que, dans le rôle imposant de Cornélie, l’auteur met presque toujours de l’esprit où il fallait seulement de la douleur. Cette femme, dont on vient d’assassiner le mari, commence son discours étudié à César par un car :

César, car le destin qui m’outre et que je brave,
Me fait ta prisonnière et non pas ton esclave ;
Et tu ne prétends pas qu’il m’abatte le cœur
Jusqu’à te rendre hommage et te nommer seigneur[2].

Elle s’interrompt ainsi, dès le premier mot, pour dire une chose recherchée et fausse. Jamais une citoyenne romaine ne fut esclave d’un citoyen romain ; jamais un Romain ne fut appelé seigneur, et ce mot seigneur n’est parmi nous qu’un terme d’honneur et de remplissage usité au théâtre.

Fille de Scipion, et pour dire encore plus,
Romaine, mon courage est encore au-dessus.

Outre le défaut, si commun à tous les héros de Corneille, de s’annoncer ainsi eux-mêmes, de dire : Je suis grand, j’ai du courage, admirez-moi ; il y a ici une affectation bien condamnable de parler de sa naissance, quand la tête de Pompée vient d’être présentée à César. Ce n’est point ainsi qu’une affliction véritable s’exprime. La douleur ne cherche point à dire encore plus ; et ce qu’il y a de pis, c’est qu’en voulant dire encore plus, elle dit beaucoup moins. Être Romaine est sans doute moins que d’être fille de Scipion et femme de Pompée. L’infâme Septime, assassin de Pompée, était Romain comme elle. Mille Romains étaient des hommes très-médiocres ; mais être femme et fille des plus grands des Romains, c’était là une vraie supériorité. Il y a donc, dans ce discours, de l’esprit faux et déplacé, ainsi qu’une grandeur fausse et déplacée.

  1. Acte III, scène vi.
  2. Pompée, acte III, scène iv.