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GOÛT.

S’il avait vécu alors dans la bonne compagnie, elle lui aurait conseillé d’exercer son talent sur des objets plus dignes d’elle que des chats, des rats, et des souris.

Comme un artiste forme peu à peu son goût, une nation forme aussi le sien. Elle croupit des siècles entiers dans la barbarie ; ensuite il s’élève une faible aurore ; enfin le grand jour paraît, après lequel on ne voit plus qu’un long et triste crépuscule.

Nous convenons tous depuis longtemps que, malgré les soins de François Ier pour faire naître le goût des beaux-arts en France, ce bon goût ne put jamais s’établir que vers le siècle de Louis XIV ; et nous commençons à nous plaindre que le siècle présent dégénère.

Les Grecs du Bas-Empire avouaient que le goût qui régnait du temps de Périclès était perdu chez eux. Les Grecs modernes conviennent qu’ils n’en ont aucun.

Quintilien reconnaît que le goût des Romains commençait à se corrompre de son temps.

Nous avons vu à l’article Art dramatique combien Lope de Véga se plaignait du mauvais goût des Espagnols.

Les Italiens s’aperçurent les premiers que tout dégénérait chez eux, quelque temps après leur immortel Seicento, et qu’ils voyaient périr la plupart des arts qu’ils avaient fait naître.

Addison attaque souvent le mauvais goût de ses compatriotes dans plus d’un genre, soit quand il se moque de la statue d’un amiral en perruque carrée, soit quand il témoigne son mépris pour les jeux de mots employés sérieusement, ou quand il condamne des jongleurs introduits dans les tragédies.

Si donc les meilleurs esprits d’un pays conviennent que le goût a manqué en certains temps à leur patrie, les voisins peuvent le sentir comme les compatriotes ; et de même qu’il est évident que parmi nous tel homme a le goût bon et tel autre mauvais, il peut être évident aussi que de deux nations contemporaines, l’une a un goût rude et grossier, l’autre, fin et naturel.

Le malheur est que quand on prononce cette vérité, on révolte la nation entière dont on parle, comme on cabre un homme de mauvais goût lorsqu’on veut le ramener.

Le mieux est donc d’attendre que le temps et l’exemple instruisent une nation qui pèche par le goût. C’est ainsi que les Espagnols commencent à réformer leur théâtre, et que les Allemands essayent d’en former un.