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HISTOIRE.

se refaire, et que le saint roi rejeta bien loin cette vilenie. Ah ! Daniel, vous ne savez donc pas le proverbe italien : donna ignuda manda l’uomo sotto la terra. Vous deviez avoir un peu plus de teinture de l’histoire politique et de l’histoire naturelle[1].

On exige que l’histoire d’un pays étranger ne soit point jetée dans le même moule que celle de votre patrie.

Si vous faites l’histoire de France, vous n’êtes pas obligé de décrire le cours de la Seine et de la Loire ; mais si vous donnez au public les conquêtes des Portugais en Asie, on exige une topographie des pays découverts. On veut que vous meniez votre lecteur par la main le long de l’Afrique et des côtes de la Perse et de l’Inde ; on attend de vous des instructions sur les mœurs, les lois, les usages de ces nations nouvelles pour l’Europe.

Nous avons vingt histoires de l’établissement des Portugais dans les Indes ; mais aucune ne nous a fait connaître les divers gouvernements de ce pays, ses religions, ses antiquités, les brames, les disciples de saint Jean, les guèbres, les banians[2]. On nous a conservé, il est vrai, les lettres de Xavier et de ses successeurs. On nous a donné des histoires de l’Inde, faites à Paris d’après ces missionnaires qui ne savaient pas la langue des brames. On nous répète dans cent écrits que les Indiens adorent le diable. Des aumôniers d’une compagnie de marchands partent dans ce préjugé ; et dès qu’ils voient sur les côtes de Coromandel des figures symboliques, ils ne manquent pas d’écrire que ce sont des portraits du diable, qu’ils sont dans son empire, qu’ils vont le combattre. Ils ne songent pas que c’est nous qui adorons le diable Mammon, et qui lui allons porter nos vœux à six mille lieues de notre patrie pour en obtenir de l’argent.

Pour ceux qui se mettent, dans Paris, aux gages d’un libraire de la rue Saint-Jacques, et à qui l’on commande une histoire du Japon, du Canada, des îles Canaries, sur des Mémoires de quelques capucins, je n’ai rien à leur dire.

C’est assez qu’on sache que la méthode convenable à l’histoire de son pays n’est point propre à décrire les découvertes du nouveau monde ; qu’il ne faut pas écrire sur une petite ville comme sur un grand empire ; qu’on ne doit point faire l’histoire privée d’un prince comme celle de France ou d’Angleterre.

  1. Le fait est dans les chroniques du temps. L’historien n’est pas responsable de l’ignorance des médecins du xiiie siècle.
  2. Dans l’Encyclopédie, au lieu de la fin de cet alinéa et de l’alinéa suivant, on lit : « Cette réflexion peut s’appliquer à presque toutes les histoires des pays étrangers. Si vous n’avez pas, etc. » (B.)