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HISTORIOGRAPHE.

travaux littéraires, leurs véritables bornes. Peut-être le propre d’un historiographe est de rassembler les matériaux, et on est historien quand on les met en œuvre. Le premier peut tout amasser, le second choisir et arranger. L’historiographe tient plus de l’annaliste simple, et l’historien semble avoir un champ plus libre pour l’éloquence.

Ce n’est pas la peine de dire ici que l’un et l’autre doivent également dire la vérité ; mais on peut examiner cette grande loi de Cicéron, ne quid veri tacere non audeat, qu’il faut oser ne taire aucune vérité. Cette règle est au nombre des lois qui ont besoin d’être commentées. Je suppose un prince qui confie à son historiographe un secret important auquel l’honneur de ce prince est attaché, ou que même le bien de l’État exige que ce secret ne soit jamais révélé ; l’historiographe ou l’historien doit-il manquer de foi à son prince ? doit-il trahir sa patrie pour obéir à Cicéron ? La curiosité du public semble l’exiger : l’honneur, le devoir, le défendent. Peut-être en ce cas faut-il renoncer à écrire l’histoire.

Une vérité déshonore une famille, l’historiographe ou l’historien doit-il l’apprendre au public ? non, sans doute ; il n’est point chargé de révéler la honte des particuliers, et l’histoire n’est point une satire.

Mais si cette vérité scandaleuse tient aux événements publics, si elle entre dans les intérêts de l’État, si elle a produit des maux dont il importe de savoir la cause, c’est alors que la maxime de Cicéron doit être observée ; car cette loi est comme toutes les autres lois, qui doivent être ou exécutées, ou tempérées, ou négligées, selon les convenances.

Gardons-nous de ce respect humain, quand il s’agit des fautes publiques reconnues, des prévarications, des injustices que le malheur des temps a arrachées à des corps respectables ; on ne saurait trop les mettre au jour : ce sont des phares qui avertissent ces corps toujours subsistants de ne plus se briser aux mêmes écueils. Si un parlement d’Angleterre a condamné un homme de bien au supplice, si une assemblée de théologiens a demandé le sang d’un infortuné qui ne pensait pas comme eux, il est du devoir d’un historien d’inspirer de l’horreur à tous les siècles pour ces assassinats juridiques. On a dû toujours faire rougir les Athéniens de la mort de Socrate.

Heureusement même un peuple entier trouve toujours bon qu’on lui remette devant les yeux les crimes de ses pères ; on aime à les condamner, on croit valoir mieux qu’eux. L’histo-