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HOMME.

île nommée Taïti, les hommes sont barbus ? C’est demander pourquoi nous le sommes, tandis que les Péruviens, les Mexicains et les Canadiens ne le sont pas ; c’est demander pourquoi les singes ont des queues, et pourquoi la nature nous a refusé cet ornement, qui du moins est parmi nous d’une rareté extrême.

Les inclinations, les caractères des hommes, diffèrent autant que leurs climats et leurs gouvernements. Il n’a jamais été possible de composer un régiment de Lapons et de Samoyèdes, tandis que les Sibériens leurs voisins deviennent des soldats intrépides.

Vous ne parviendrez pas davantage à faire de bons grenadiers d’un pauvre Darien ou d’un Albino. Ce n’est pas parce qu’ils ont des yeux de perdrix ; ce n’est pas parce que leurs cheveux et leurs sourcils sont de la soie la plus fine et la plus blanche ; mais c’est parce que leur corps, et par conséquent leur courage, est de la plus extrême faiblesse. Il n’y a qu’un aveugle, et même un aveugle obstiné, qui puisse nier l’existence de toutes ces différentes espèces. Elle est aussi grande et aussi remarquable que celle des singes.


QUE TOUTES LES RACES D’HOMMES ONT TOUJOURS VÉCU EN SOCIÉTÉ[1].


Tous les hommes qu’on a découverts dans les pays les plus incultes et les plus affreux vivent en société comme les castors, les fourmis, les abeilles, et plusieurs autres espèces d’animaux.

On n’a jamais vu de pays où ils vécussent séparés, où le mâle ne se joignît à la femelle que par hasard, et l’abandonnât le moment d’après par dégoût ; où la mère méconnût ses enfants après les avoir élevés ; où l’on vécût sans famille et sans aucune société. Quelques mauvais plaisants ont abusé de leur esprit jusqu’au point de hasarder le paradoxe étonnant que l’homme est originairement fait pour vivre seul comme un loup cervier, et que c’est la société qui a dépravé la nature. Autant vaudrait-il dire que, dans la mer, les harengs sont originairement faits pour nager isolés, et que c’est par un excès de corruption qu’ils passent en troupes de la mer Glaciale sur nos côtes ; qu’anciennement les grues volaient en l’air chacune à part, et que par une violation du droit naturel elles ont pris le parti de voyager de compagnie.

Chaque animal a son instinct ; et l’instinct de l’homme, fortifié par la raison, le porte à la société comme au manger et au


  1. Le chapitre viii du Traité de métaphysique (voyez les Mélanges, année 1734) est intitulé de l’Homme considéré comme un être sociable.