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IDENTITÉ.

On crie contre le système de la prémotion, et contre le nôtre, que nous ôtons aux hommes la liberté : Dieu nous en garde ! Il n’y a qu’à s’entendre sur ce mot liberté ; nous en parlerons en son lieu : et en attendant, le monde ira comme il est allé toujours, sans que les thomistes ni leurs adversaires, ni tous les disputeurs du monde, y puissent rien changer : et nous aurons toujours des idées, sans savoir précisément ce que c’est qu’une idée.



IDENTITÉ[1].


Ce terme scientifique ne signifie que même chose ; il pourrait être rendu en français par mêmeté. Ce sujet est bien plus intéressant qu’on ne pense. On convient qu’on ne doit jamais punir que la personne coupable, le même individu, et point un autre. Mais un homme de cinquante ans n’est réellement point le même individu que l’homme de vingt ; il n’a plus aucune des parties qui formaient son corps ; et s’il a perdu la mémoire du passé, il est certain que rien ne lie son existence actuelle à une existence qui est perdue pour lui.

Vous n’êtes le même que par le sentiment continu de ce que vous avez été et de ce que vous êtes ; vous n’avez le sentiment de votre être passé que par la mémoire : ce n’est donc que la mémoire qui établit l’identité, la mêmeté de votre personne.

Nous sommes réellement physiquement comme un fleuve dont toutes les eaux coulent dans un flux perpétuel. C’est le même fleuve par son lit, ses rives, sa source, son embouchure, par tout ce qui n’est pas lui ; mais changeant à tout moment son eau, qui constitue son être, il n’y a nulle identité, nulle mêmeté pour ce fleuve.

S’il y avait un Xerxès tel que celui qui fouettait l’Hellespont pour lui avoir désobéi, et qui lui envoyait une paire de menottes ; si le fils de ce Xerxès s’était noyé dans l’Euphrate, et que Xerxès voulût punir ce fleuve de la mort de son fils, l’Euphrate aurait raison de lui répondre : Prenez-vous-en aux flots qui roulaient dans le temps que votre fils se baignait ; ces flots ne m’appartiennent point du tout : ils sont allés dans le golfe Persique ; une partie s’y est salée, une autre s’est convertie en vapeurs, et s’en est allée dans les Gaules par un vent de sud-est : elle est entrée dans les chicorées et dans les laitues que les Gaulois ont mangées ; prenez le coupable où vous le trouverez.



  1. Questions sur l’Encyclopédie, septième partie, 1771. (B.)