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LANGUES.

dans les odes d’Horace, et pas un exemple de cette licence dans Virgile ?

N’est-ce point parce que les odes étaient faites pour être chantées, et que la musique faisait disparaître ce défaut ? Il faut bien que cela soit, puisqu’on voit dans Pindare tant de mots coupés en deux d’un vers à l’autre, et qu’on n’en voit pas dans Homère.

Mais, me dira-t-on, les rapsodes chantaient les vers d’Homère. On chantait des morceaux de l’Énéide à Rome comme on chante des stances de l’Arioste et du Tasse en Italie. Il est clair, par l’exemple du Tasse, que ce ne fut pas un chant proprement dit, mais une déclamation soutenue, à peu près comme quelques morceaux assez mélodieux du chant grégorien.

Les Grecs prenaient d’autres libertés qui nous sont rigoureusement interdites : par exemple, de répéter souvent dans la même page des épithètes, des moitiés de vers, des vers même tout entiers : et cela prouve qu’ils ne s’astreignaient pas à la même correction que nous. Le πόδας ὠϰὺς Ἀχιλλεὺς[1], l’ὀλύμπια δώματα ἔχοντες[2], l’ἔϰϐολον Ἀπόλλωνα[3], etc., flattent agréablement l’oreille. Mais si dans nos langues modernes nous faisions rimer si souvent « Achille aux pieds légers, les flèches d’Apollon, les demeures célestes », nous ne serions pas tolérés.

Si nous faisions répéter par un personnage les mêmes paroles qu’un autre personnage lui a dites, ce double emploi serait plus insupportable encore.

Si le Tasse s’était servi tantôt du dialecte bergamasque, tantôt du patois du Piémont, tantôt de celui de Gênes, il n’aurait été lu de personne. Les Grecs avaient donc pour leur poésie des facilités qu’aucune nation ne s’est permises. Et de tous les peuples, le Français est celui qui s’est asservi à la gêne la plus rigoureuse.

SECTION III[4].

Il n’est aucune langue complète, aucune qui puisse exprimer toutes nos idées et toutes nos sensations ; leurs nuances sont trop imperceptibles et trop nombreuses. Personne ne peut faire connaître précisément le degré du sentiment qu’il éprouve. On est obligé, par exemple, de désigner sous le nom général d’amour et de haine mille amours et mille haines toutes différentes ; il en

  1. Iliade, XXI, 222 ; XXII, 14, 260, 344.
  2. Iliade, I, 18 ; II, 13, 30, 67 ; V, 383 ; XV, 115.
  3. Iliade, I, 21.
  4. Mélanges, troisième partie, 1756.