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LIBERTÉ DE PENSER.

gouvernement que si nous avions le sens commun, tout l’État serait en combustion, et que la nation deviendrait la plus malheureuse de la terre.

Boldmind.

Trouvez-vous que nous soyons si malheureux, nous autres Anglais, qui couvrons les mers de vaisseaux, et qui venons gagner pour vous des batailles au bout de l’Europe ? Voyez-vous que les Hollandais, qui vous ont ravi presque toutes vos découvertes dans l’Inde, et qui aujourd’hui sont au rang de vos protecteurs, soient maudits de Dieu pour avoir donné une entière liberté à la presse, et pour faire le commerce des pensées des hommes ? L’empire romain en a-t-il été moins puissant parce que Tullius Cicero a écrit avec liberté ?

Médroso.

Quel est ce Tullius Cicero ? Jamais je n’ai entendu prononcer ce nom-là à la sainte Hermandad.

Boldmind.

C’était un bachelier de l’université de Rome, qui écrivait ce qu’il pensait, ainsi que Julius César, Marcus Aurelius, Titus Lucretius Carus, Plinius, Seneca, et autres docteurs.

Médroso.

Je ne les connais point ; mais on m’a dit que la religion catholique, basque et romaine, est perdue si on se met à penser.

Boldmind.

Ce n’est pas à vous à le croire, car vous êtes sûr que votre religion est divine, et que les portes d’enfer ne peuvent prévaloir contre elle[1]. Si cela est, rien ne pourra jamais la détruire.

Médroso.

Non, mais on peut la réduire à peu de chose ; et c’est pour avoir pensé que la Suède, le Danemark, toute votre île, la moitié de l’Allemagne, gémissent dans le malheur épouvantable de n’être plus sujets du pape. On dit même que si les hommes continuent à suivre leurs fausses lumières, ils s’en tiendront bientôt à l’adoration simple de Dieu et à la vertu. Si les portes de l’enfer prévalent jamais jusque-là, que deviendra le saint-office ?

Boldmind.

Si les premiers chrétiens n’avaient pas eu la liberté de penser, n’est-il pas vrai qu’il n’y eût point eu de christianisme ?

Médroso.

Que voulez-vous dire ? je ne vous entends point.

  1. Matthieu, xvi, 18.