Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome20.djvu/288

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
278
PRIVILÉGES.



PRIVILÉGES, CAS PRIVILÉGIÉS[1].


L’usage, qui prévaut presque toujours contre la raison, a voulu qu’on appelât privilégiés les délits des ecclésiastiques et des moines contre l’ordre civil, ce qui est pourtant très-commun ; et qu’on nommât délits communs ceux qui ne regardent que la discipline ecclésiastique, cas dont la police civile ne s’embarrasse pas, et qui sont abandonnés à la hiérarchie sacerdotale.

L’Église n’ayant de juridiction que celle que les souverains lui ont accordée, et les juges de l’Église n’étant ainsi que des juges privilégiés par le souverain, on devrait appeler cas privilégiés ceux qui sont de leur compétence, et délits communs ceux qui doivent être punis par les officiers du prince. Mais les canonistes, qui sont très-rarement exacts dans leurs expressions, surtout lorsqu’il s’agit de la juridiction royale, ayant regardé un prêtre nommé official comme étant de droit le seul juge des clercs, ils ont qualifié de privilége ce qui appartient de droit commun aux tribunaux laïques, et les ordonnances des rois ont adopté cette expression en France.

S’il faut se conformer à cet usage, le juge d’Église connaît seul du délit commun ; mais il ne connaît des cas privilégiés que concurremment avec le juge royal. Celui-ci se rend au tribunal de l’officialité, mais il n’y est que l’assesseur du juge d’Église. Tous les deux sont assistés de leur greffier ; chacun rédige séparément, mais en présence l’un de l’autre, les actes de la procédure. L’official, qui préside, interroge seul l’accusé ; et si le juge royal a des questions à lui faire, il doit requérir le juge d’Église de les proposer. L’instruction conjointe étant achevée, chaque juge rend séparément son jugement.

Cette procédure est hérissée de formalités, et elle entraîne d’ailleurs des longueurs qui ne devraient pas être admises dans la jurisprudence criminelle. Les juges d’Église, qui n’ont pas fait une étude des lois et des formalités, n’instruisent guère de procédures criminelles sans donner lieu à des appels comme d’abus, qui ruinent en frais le prévenu, le font languir dans les fers, ou retardent sa punition s’il est coupable.

D’ailleurs, les Français n’ont aucune loi précise qui ait déterminé quels sont les cas privilégiés. Un malheureux gémit souvent

  1. Questions sur l’Encyclopédie, huitième partie, 1771. (B.)