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SCOLIASTE.

Je suis persuadé que nous avons deux ou trois poëtes en France qui traduiraient bien Homère ; mais en même temps je suis très-convaincu qu’on ne les lira pas s’ils ne changent, s’ils n’adoucissent, s’ils n’élaguent presque tout. La raison en est, madame, qu’il faut écrire pour son temps, et non pour les temps passés. Il est vrai que notre froid Lamotte a tout adouci, tout élagué, et qu’on ne l’en a pas lu davantage. Mais c’est qu’il a tout énervé.

Un jeune homme vint ces jours passés me montrer une traduction d’un morceau du vingt-quatrième livre de l’Iliade[1]. Je le mets ici sous vos yeux, quoique vous ne vous connaissiez guère en vers français[2] :

L’horizon se couvrait des ombres de la nuit ;
L’infortuné Priam, qu’un dieu même a conduit,
Entre, et paraît soudain dans la tente d’Achille.
Le meurtrier d’Hector, en ce moment tranquille,
Par un léger repas suspendait ses douleurs.
Il se détourne ; il voit ce front baigné de pleurs,
Ce roi jadis heureux, ce vieillard vénérable
Que le fardeau des ans et la douleur accable,
Exhalant à ses pieds ses sanglots et ses cris,
Et lui baisant la main qui fit périr son fils.
Il n’osait sur Achille encor jeter la vue.
Il voulait lui parler, et sa voix s’est perdue.
Enfin il le regarde, et parmi ses sanglots,
Tremblant, pâle, et sans force, il prononce ces mots :

« Songez, seigneur, songez que vous avez un père... »
Il ne put achever. Le héros sanguinaire
Sentit que la pitié pénétrait dans son cœur.
Priam lui prend les mains. « Ah ! prince, ah ! mon vainqueur.
J’étais père d’Hector ! et ses généreux frères
Flattaient mes derniers jours, et les rendaient prospères.
Ils ne sont plus... Hector est tombé sous vos coups...
Puisse l’heureux Pélée entre Thétis et vous
Prolonger de ses ans l’éclatante carrière !
Le seul nom de son fils remplit la terre entière ;
Ce nom fait son bonheur ainsi que son appui.
Vos honneurs sont les siens, vos lauriers sont à lui.
Hélas ! tout mon bonheur et toute mon attente.
Est de voir de mon fils la dépouille sanglante ;

  1. Vers 471-530.
  2. Ces vers sont de M. de Voltaire. (Note de Wagnière.)