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SUICIDE.

Nous pouvons combattre des princes, les vaincre, et les déposer, repartit l’Anglais ; mais nous ne sommes point assassins pour l’ordinaire : or, monsieur le gouverneur, depuis quand croyez-vous que je sois à Rome ? — Depuis quinze jours, dit le gouverneur. — Il y a donc quinze jours que j’aurais tué la personne dont vous parlez, si j’étais venu pour cela ; et voici comme je m’y serais pris. J’aurais d’abord dressé un autel à Mutius Scévola ; puis j’aurais frappé le prétendant du premier coup, entre vous et le pape, et je me serais tué du second ; mais nous ne tuons les gens que dans les combats. Adieu, monsieur le gouverneur. » Et après avoir dit ces propres paroles, il retourna chez lui, et partit.

À Rome, qui est pourtant le pays de Mutius Scévola, cela passe pour férocité barbare, à Paris pour folie, à Londres pour grandeur d’âme.

Je ne ferai ici que très-peu de réflexions sur l’homicide de soi-même ; je n’examinerai point si feu M. Creech eut raison d’écrire à la marge de son Lucrèce : « Nota bene que, quand j’aurai fini mon livre sur Lucrèce, il faut que je me tue ; » et s’il a bien fait d’exécuter cette résolution[1]. Je ne veux point éplucher les motifs de mon ancien préfet, le P. Biennassès, jésuite, qui nous dit adieu le soir, et qui le lendemain matin, après avoir dit sa messe et avoir cacheté quelques lettres, se précipita du troisième étage. Chacun a ses raisons dans sa conduite.

Tout ce que j’ose dire avec assurance, c’est qu’il ne sera jamais à craindre que cette folie de se tuer devienne une maladie épidémique : la nature y a trop bien pourvu ; l’espérance, la crainte, sont les ressorts puissants dont elle se sert pour arrêter presque toujours la main du malheureux prêt à se frapper.

[2]On a beau nous dire qu’il y a eu des pays où un conseil était établi pour permettre aux citoyens de se tuer, quand ils en avaient des raisons valables ; je réponds, ou que cela n’est pas, ou que ces magistrats avaient très-peu d’occupation.

Pourquoi donc Caton, Brutus, Cassius, Antoine, Othon, et tant d’autres, se sont-ils tués si résolument, et que nos chefs de parti se sont laissé pendre, ou bien ont laissé languir leur misérable vieillesse dans une prison ? Quelques beaux esprits disent que ces anciens n’avaient pas le véritable courage ; que Caton fit une action de poltron en se tuant, et qu’il y aurait eu bien plus

  1. Voyez tome XVIII, page 91.
  2. Voyez les notes sur l’article Caton, tome XVIII, pages 92 et 93.