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VISION.

rapportèrent ces paroles ne s’aperçurent pas qu’elles devaient nuire au couvent plutôt que lui profiter. Le but du couvent était d’extorquer de l’argent du seigneur de Saint-Mesmin pour le repos de l’âme de sa femme. Or, si Mme de Saint-Mesmin était damnée, tout l’argent du monde ne pouvait la sauver : on n’avait rien à donner ; les cordeliers perdaient leur rétribution.

Il y avait dans ce temps-là très-peu de bon sens en France. La nation avait été abrutie par l’invasion des Francs, et ensuite par l’invasion de la théologie scolastique ; mais il se trouva dans Orléans quelques personnes qui raisonnèrent. Elles se doutèrent que si le grand Être avait permis que l’âme de Mme de Saint-Mesmin apparût à deux franciscains, il n’était pas naturel que cette âme se fût déclarée damnée comme Judas. Cette comparaison leur parut hors d’œuvre. Cette dame n’avait point vendu notre Seigneur Jésus-Christ trente deniers ; elle ne s’était point pendue ; ses intestins ne lui étaient point sortis du ventre : il n’y avait aucun prétexte pour la comparer à Judas. Cela donna du soupçon ; et la rumeur fut d’autant plus grande dans Orléans qu’il y avait déjà des hérétiques qui ne croyaient pas à certaines visions, et qui, en admettant des principes absurdes, ne laissaient pas pourtant d’en tirer d’assez bonnes conclusions. Les cordeliers changèrent donc de batterie, et mirent la dame en purgatoire.

Elle apparut donc encore, et déclara que le purgatoire était son partage ; mais elle demanda d’être déterrée. Ce n’était pas l’usage qu’on exhumât les purgatoriés, mais on espérait que M. de Saint-Mesmin préviendrait cet affront extraordinaire en donnant quelque argent. Cette demande d’être jetée hors de l’église augmenta les soupçons. On savait bien que les âmes apparaissaient souvent, mais elles ne demandent point qu’on les déterre.

L’âme, depuis ce temps, ne parla plus ; mais elle lutina tout le monde dans le couvent et dans l’Église, Les frères cordeliers l’exorcisèrent. Frère Pierre d’Arras s’y prit, pour la conjurer, d’une manière qui n’était pas adroite. Il lui disait : « Si tu es l’âme de feu Mme de Saint-Mesmin, frappe quatre coups » ; et on entendit les quatre coups. « Si tu es damnée, frappe six coups » ; et les six coups furent frappés. « Si tu es encore plus tourmentée en enfer parce que ton corps est enterré en terre sainte, frappe six autres coups » ; et ces six autres coups furent entendus encore plus distinctement[1]. Si nous déterrons ton corps, et si nous cessons de

  1. Toutes ces particularités sont détaillées dans l’Histoire des apparitions et visions, de l’abbé Lenglet. (Note de Voltaire.)