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XÉNOPHON.

désert où est aujourd’hui Bagdad. Ils passent encore la rivière de Zabate ; et c’est là que viennent les ordres de l’empereur de punir les chefs. Il est clair qu’on pouvait exterminer l’armée aussi facilement qu’on avait fait justice des commandants. Il est donc très-vraisemblable qu’on ne le voulut pas.

On ne doit donc plus regarder les Grecs perdus dans ces pays sauvages que comme des voyageurs égarés, à qui la bonté de l’empereur laissait achever leur route comme ils pouvaient.

Il y a une autre observation à faire, qui ne paraît pas honorable pour le gouvernement persan. Il était impossible que les Grecs n’eussent pas des querelles continuelles pour les vivres avec tous les peuples chez lesquels ils devaient passer. Les pillages, les désolations, les meurtres, étaient la suite inévitable de ces désordres ; et cela est si vrai que, dans une route de six cents lieues, pendant laquelle les Grecs marchèrent toujours au hasard, ces Grecs, n’étant ni escortés ni poursuivis par aucun grand corps de troupes persanes, perdirent quatre mille hommes, ou assommés par les paysans, ou morts de maladie. Comment donc Artaxerxès ne les fit-il pas escorter depuis leur passage de la rivière de Zabate, comme il l’avait fait depuis le champ de bataille jusqu’à cette rivière ?

Comment un souverain si sage et si bon commit-il une faute si essentielle ? Peut-être ordonna-t-il l’escorte ; peut-être Xénophon, d’ailleurs un peu déclamateur, la passe-t-il sous silence pour ne pas diminuer le merveilleux de la retraite des Dix-Mille ; peut-être l’escorte fut toujours obligée de marcher très-loin de la troupe grecque par la difficulté des vivres. Quoi qu’il en soit, il paraît certain qu’Artaxerxès usa d’une extrême indulgence, et que les Grecs lui durent la vie, puisqu’ils ne furent pas exterminés.

Il est dit dans le Dictionnaire encyclopédique, à l’article Retraite, que celle des Dix-Mille se fit sous le commandement de Xénophon. On se trompe ; il ne commanda jamais, il fut seulement sur la fin de la marche à la tête d’une division de quatorze cents hommes.

Je vois que ces héros, à peine arrivés, après tant de fatigues, sur le rivage du Pont-Euxin, pillent indifféremment amis et ennemis pour se refaire. Xénophon embarque à Héraclée sa petite troupe, et va faire un nouveau marché avec un roi de Thrace qu’il ne connaissait pas. Cet Athénien, au lieu d’aller secourir sa patrie accablée alors par les Spartiates, se vend donc encore une fois à un petit despote étranger. Il fut mal payé, je l’avoue ; et c’est une raison de plus pour conclure qu’il eût mieux fait d’aller secourir sa patrie.