Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/250

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Rustan et elle se virent à Cabul ; ils s’aimèrent avec toute la bonne foi de leur âge, et toute la tendresse de leur pays. La princesse, pour gage de son amour, lui donna son diamant, et Rustan lui promit à son départ de l’aller voir secrètement à Cachemire.

Le jeune mirza avait deux favoris qui lui servaient de secrétaires, d’écuyers, de maîtres d’hôtel et de valets de chambre. L’un s’appelait Topaze : il était beau, bien fait, blanc comme une Circassienne, doux et serviable comme un Arménien, sage comme un Guèbre. L’autre se nommait Ébène : c’était un nègre fort joli, plus empressé, plus industrieux que Topaze, et qui ne trouvait rien de difficile. Il leur communiqua le projet de son voyage. Topaze tâcha de l’en détourner avec le zèle circonspect d’un serviteur qui ne voulait pas lui déplaire ; il lui représenta tout ce qu’il hasardait. Comment laisser deux familles au désespoir ? comment mettre le couteau dans le cœur de ses parents ? Il ébranla Rustan ; mais Ébène le raffermit et leva tous ses scrupules.

Le jeune homme manquait d’argent pour un si long voyage. Le sage Topaze ne lui en aurait pas fait prêter ; Ébène y pourvut. Il prit adroitement le diamant de son maître, en fit faire un faux tout semblable, qu’il remit à sa place, et donna le véritable en gage à un Arménien pour quelques milliers de roupies.

Quand le marquis eut ses roupies, tout fut prêt pour le départ. On chargea un éléphant de son bagage ; on monta à cheval. Topaze dit à son maître : « J’ai pris la liberté de vous faire des remontrances sur votre entreprise ; mais, après avoir remontré, il faut obéir ; je suis à vous, je vous aime, je vous suivrai jusqu’au bout du monde ; mais consultons en chemin l’oracle qui est à deux parasanges d’ici. » Rustan y consentit. L’oracle répondit : « Si tu vas à l’orient, tu seras à l’occident. » Rustan ne comprit rien à cette réponse. Topaze soutint qu’elle ne contenait rien de bon. Ébène, toujours complaisant, lui persuada qu’elle était très-favorable.

Il y avait encore un autre oracle dans Cabul ; ils y allèrent. L’oracle de Cabul répondit en ces mots : « Si tu possèdes, tu ne posséderas pas ; si tu es vainqueur, tu ne vaincras pas ; si tu es Rustan, tu ne le seras pas. » Cet oracle parut encore plus inintelligible que l’autre. « Prenez garde à vous, disait Topaze. — Ne redoutez rien », disait Ébène ; et ce ministre, comme on peut le croire, avait toujours raison auprès de son maître, dont il encourageait la passion et l’espérance.

Au sortir de Cabul, on marcha par une grande forêt, on s’assit sur l’herbe pour manger, on laissa les chevaux paître. On se pré-