Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome21.djvu/292

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abordent ? — Eh bien ! répliqua le Huron, ce sont de braves gens ; ils ne m’ont point enlevé ma maîtresse. »

Le commandant lui fit entendre que les Anglais venaient piller l’abbaye de la Montagne, boire le vin de son oncle, et peut-être enlever Mlle de Saint-Yves ; que le petit vaisseau sur lequel il avait abordé en Bretagne n’était venu que pour reconnaître la côte ; qu’ils faisaient des actes d’hostilité sans avoir déclaré la guerre au roi de France, et que la province était exposée. « Ah ! si cela est, ils violent la loi naturelle ; laissez-moi faire ; j’ai demeuré longtemps parmi eux, je sais leur langue, je leur parlerai ; je ne crois pas qu’ils puissent avoir un si méchant dessein. »

Pendant cette conversation, l’escadre anglaise approchait ; voilà le Huron qui court vers elle, se jette dans un petit bateau, arrive, monte au vaisseau amiral, et demande s’il est vrai qu’ils viennent ravager le pays sans avoir déclaré la guerre honnêtement. L’amiral et tout son bord firent de grands éclats de rire, lui firent boire du punch, et le renvoyèrent.

L’Ingénu, piqué, ne songea plus qu’à se bien battre contre ses anciens amis, pour ses compatriotes et pour monsieur le prieur. Les gentilshommes du voisinage accouraient de toutes parts ; il se joint à eux : on avait quelques canons ; il les charge, il les pointe, il les tire l’un après l’autre. Les Anglais débarquent ; il court à eux, il en tue trois de sa main, il blesse même l’amiral, qui s’était moqué de lui. Sa valeur anime le courage de toute la milice ; les Anglais se rembarquent, et toute la côte retentissait des cris de victoire : Vive le roi, vive l’Ingénu[1] ! Chacun l’embrassait, chacun s’empressait d’étancher le sang de quelques blessures légères qu’il avait reçues. « Ah ! disait-il, si Mlle de Saint-Yves était là, elle me mettrait une compresse. »

Le bailli, qui s’était caché dans sa cave pendant le combat, vint lui faire compliment comme les autres. Mais il fut bien surpris quand il entendit Hercule l’Ingénu dire à une douzaine de jeunes gens de bonne volonté, dont il était entouré : « Mes amis, ce n’est rien d’avoir délivré l’abbaye de la Montagne ; il faut délivrer une fille. » Toute cette bouillante jeunesse prit feu à ces seules paroles. On le suivait déjà en foule, on courait au couvent. Si le bailli n’avait pas sur-le-champ averti le commandant, si on n’avait pas couru après la troupe joyeuse, c’en était fait. On

  1. Les Anglais furent en effet maintes fois repoussés de nos côtes pendant cette guerre de 1689, et sous Louis XV, en 1759, même aventure leur arriva aux mêmes lieux. C’est pourquoi Voltaire esquisse cette scène. (G. A.)