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CHAPITRE VIII.

ramena l’Ingénu chez son oncle et sa tante, qui le baignèrent de larmes de tendresse.

« Je vois bien que vous ne serez jamais ni sous-diacre ni prieur, lui dit l’oncle ; vous serez un officier encore plus brave que mon frère le capitaine, et probablement aussi gueux. » Et Mlle de Kerkabon pleurait toujours en l’embrassant, et en disant : « Il se fera tuer comme mon frère ; il vaudrait bien mieux qu’il fût sous-diacre. »

L’Ingénu, dans le combat, avait ramassé une grosse bourse remplie de guinées, que probablement l’amiral avait laissé tomber. Il ne douta pas qu’avec cette bourse il ne pût acheter toute la Basse-Bretagne, et surtout faire Mlle de Saint-Yves grande dame. Chacun l’exhorta de faire le voyage de Versailles pour y recevoir le prix de ses services. Le commandant, les principaux officiers, le comblèrent de certificats. L’oncle et la tante approuvèrent le voyage du neveu. Il devait être, sans difficulté, présenté au roi : cela seul lui donnerait un prodigieux relief dans la province. Ces deux bonnes gens ajoutèrent à la bourse anglaise un présent considérable de leurs épargnes. L’Ingénu disait en lui-même : « Quand je verrai le roi, je lui demanderai Mlle de Saint-Yves en mariage et certainement il ne me refusera pas. » Il partit donc aux acclamations de tout le canton, étouffé d’embrassements, baigné des larmes de sa tante, béni par son oncle, et se recommandant à la belle Saint-Yves.


CHAPITRE VIII.

L’INGÉNU VA EN COUR. IL SOUPE EN CHEMIN AVEC DES HUGUENOTS.


L’Ingénu prit le chemin de Saumur par le coche, parce qu’il n’y avait point alors d’autre commodité. Quand il fut à Saumur, il s’étonna de trouver la ville presque déserte, et de voir plusieurs familles qui déménageaient. On lui dit que, six ans auparavant, Saumur contenait plus de quinze mille âmes, et qu’à présent il n’y en avait pas six mille. Il ne manqua pas d’en parler à souper dans son hôtellerie. Plusieurs protestants étaient à table : les uns se plaignaient amèrement, d’autres frémissaient de colère, d’autres disaient en pleurant :

. . . . . Nos dulcia linquimus arva,
Nos patriam fugimus[1].

  1. Virgile, Éclog. I, vers 3.