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CHAPITRE XV.

LA BELLE SAINT-YVES RÉSISTE À DES PROPOSITIONS DÉLICATES.


La belle Saint-Yves, plus tendre encore que son amant, alla donc chez M. de Saint-Pouange, accompagnée de l’amie chez qui elle logeait, toutes deux cachées dans leurs coiffes. La première chose qu’elle vit à la porte ce fut l’abbé de Saint-Yves, son frère, qui en sortait. Elle fut intimidée ; mais la dévote amie la rassura. « C’est précisément parce qu’on a parlé contre vous qu’il faut que vous parliez. Soyez sûre que dans ce pays les accusateurs ont toujours raison si on ne se hâte de les confondre. Votre présence d’ailleurs, ou je me trompe fort, fera plus d’effet que les paroles de votre frère. »

Pour peu qu’on encourage une amante passionnée, elle est intrépide. La Saint-Yves se présente à l’audience. Sa jeunesse, ses charmes, ses yeux tendres mouillés de quelques pleurs, attirèrent tous les regards. Chaque courtisan du sous-ministre oublia un moment l’idole du pouvoir pour contempler celle de la beauté. Le Saint-Pouange la fit entrer dans un cabinet ; elle parla avec attendrissement et avec grâce. Saint-Pouange se sentit touché. Elle tremblait, il la rassura. « Revenez ce soir, lui dit-il ; vos affaires méritent qu’on y pense et qu’on en parle à loisir ; il y a ici trop de monde ; on expédie les audiences trop rapidement : il faut que je vous entretienne à fond de tout ce qui vous regarde. » Ensuite, ayant fait l’éloge de sa beauté et de ses sentiments, il lui recommanda de venir à sept heures du soir[1].

Elle n’y manqua pas ; la dévote amie l’accompagna encore, mais elle se tint dans le salon, et lut le Pédagogue chrétien[2], pendant que le Saint-Pouange et la belle Saint-Yves étaient dans l’arrière-cabinet. « Croiriez-vous bien, mademoiselle, lui dit-il d’abord, que votre frère est venu me demander une lettre de cachet contre vous ? En vérité j’en expédierais plutôt une pour le

  1. Le Saint-Pouange est historiquement ressemblant ; mais sous ses traits, il faut voir le fameux Saint-Florentin, qui avait alors la police dans son ministère. On connaît les mœurs et les abus de pouvoir de ce favori de Louis XV. En même temps que Voltaire publiait l’Ingénu, on lançait contre le même homme un vigoureux pamphlet intitulé les Sabbatines et les Florentines. Le premier nom faisait allusion à sa maîtresse, la comtesse de Langeac, ci-devant Mme  Sabbatin. (G. A.)
  2. Ouvrage que Voltaire appelle excellent livre pour les sots (voyez tome XVIII, page 548). L’auteur est le P. Outreman.