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CHAPITRE XX.

très-important dans ce temps-là, lui qui mandait aux archevêques les volontés du révérend père, lui qui donnait audience, lui qui promettait des bénéfices, lui qui faisait quelquefois expédier des lettres de cachet. Il écrivait à l’abbé de la Montagne que « Sa Révérence était informée des aventures de son neveu, que sa prison n’était qu’une méprise, que ces petites disgrâces arrivaient fréquemment, qu’il ne fallait pas y faire attention, qu’enfin il convenait que lui prieur vînt lui présenter son neveu le lendemain, qu’il devait amener avec lui le bonhomme Gordon, que lui frère Vadbled les introduirait chez Sa Révérence et chez mons de Louvois, lequel leur dirait un mot dans son antichambre. »

Il ajoutait que l’histoire de l’Ingénu et son combat contre les Anglais avaient été contés au roi, que sûrement le roi daignerait le remarquer quand il passerait dans la galerie, et peut-être même lui ferait un signe de tête. La lettre finissait par l’espérance dont on le flattait que toutes les dames de la cour s’empresseraient de faire venir son neveu à leurs toilettes, que plusieurs d’entre elles lui diraient : « Bonjour, monsieur l’Ingénu » ; et qu’assurément il serait question de lui au souper du roi. La lettre était signée : « Votre affectionné Vadbled, frère jésuite. »

Le prieur ayant lu la lettre tout haut, son neveu furieux, et commandant un moment à sa colère, ne dit rien au porteur ; mais se tournant vers le compagnon de ses infortunes, il lui demanda ce qu’il pensait de ce style. Gordon lui répondit : « C’est donc ainsi qu’on traite les hommes comme des singes ! On les bat et on les fait danser. » L’Ingénu, reprenant son caractère, qui revient toujours dans les grands mouvements de l’âme, déchira la lettre par morceaux, et les jeta au nez du courrier : « Voilà ma réponse. » Son oncle, épouvanté, crut voir le tonnerre et vingt lettres de cachet tomber sur lui. Il alla vite écrire et excuser, comme il put, ce qu’il prenait pour l’emportement d’un jeune homme, et qui était la saillie d’une grande âme.

Mais des soins plus douloureux s’emparaient de tous les cœurs. La belle et infortunée Saint-Yves sentait déjà sa fin approcher ; elle était dans le calme, mais dans ce calme affreux de la nature affaissée qui n’a plus la force de combattre. « Ô mon cher amant ! dit-elle d’une voix tombante, la mort me punit de ma faiblesse ; mais j’expire avec la consolation de vous savoir libre. Je vous ai adoré en vous trahissant, et je vous adore en vous disant un éternel adieu. »

Elle ne se parait pas d’une vaine fermeté ; elle ne concevait pas cette misérable gloire de faire dire à quelques voisins : Elle