Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome22.djvu/143

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
125
SUR M. LOCKE

peu à la religion de quelle substance soit l’âme, pourvu qu’elle soit vertueuse. C’est une horloge qu’on nous a donnée à gouverner ; mais l’ouvrier ne nous a pas dit de quoi le ressort de cette horloge est composé.

Je suis corps et je pense, je n’en sais pas davantage[1]. Si je ne consulte que mes faibles lumières, irai-je attribuer à une cause inconnue ce que je puis si aisément attribuer à la seule cause seconde que je connais un peu ? Ici tous les philosophes de l’école m’arrêtent en argumentant, et disent : Il n’y a dans le corps que de l’étendue et de la solidité, et il ne peut avoir que du mouvement et de la figure. Or, du mouvement, de la figure, de l’étendue et de la solidité, ne peuvent faire une pensée : donc l’âme ne peut pas être matière. Tout ce grand raisonnement répété tant de fois se réduit uniquement à ceci : Je ne connais que très-peu de chose de la matière, j’en devine imparfaitement quelques propriétés : or je ne sais point du tout si ces propriétés peuvent être jointes à la pensée ; donc, parce que je ne sais rien du tout, j’assure positivement que la matière ne saurait penser. Voilà nettement la manière de raisonner de l’école.

M. Locke dirait avec simplicité à ces messieurs : Confessez du moins que vous êtes aussi ignorants que moi : votre imagination ni la mienne ne peuvent concevoir comment un corps a des idées ; et comprenez-vous mieux comment une substance, telle qu’elle soit, a des idées ? Vous ne concevez ni la matière ni l’esprit, comment osez-vous assurer quelque chose[2] ? Que vous importe que l’âme soit un de ces êtres incompréhensibles qu’on appelle matière, ou un de ces êtres incompréhensibles qu’on appelle esprit ? Quoi ! Dieu, le créateur de tout, ne peut-il pas éterniser ou anéantir votre âme à son gré, quelle que soit sa substance ?

Le superstitieux vient à son tour, et dit qu’il faut brûler pour le bien de leurs âmes ceux qui soupçonnent qu’on peut penser avec la seule aide du corps ; mais que dirait-il[3] si c’était lui-même qui fût coupable d’irréligion ? En effet, quel est l’homme qui osera assurer, sans une impiété absurde, qu’il est impossible au Créateur de donner à la matière la pensée et le sentiment ? Voyez, je vous prie, à quel embarras vous êtes réduits, vous qui bornez ainsi la puissance du Créateur. Les bêtes ont les mêmes organes que nous, les mêmes perceptions ; elles ont de la mémoire, elles

  1. 1734. « Davantage. Irai-je. »
  2. 1734. « Quelque chose ? Le superstitieux. »
  3. 1734. « Mais que diraient-ils si c’étaient eux-mêmes qui fussent coupables d’irréligion ? »