Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome22.djvu/147

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
129
SUR DESCARTES ET NEWTON.

en fit un homme singulier dans sa vie privée comme dans sa manière de raisonner. Cette imagination ne put se cacher même dans ses ouvrages philosophiques, où l’on voit à tout moment des comparaisons ingénieuses et brillantes. La nature en avait presque fait un poëte, et en effet il composa pour la reine de Suède un divertissement en vers que pour l’honneur de sa mémoire on n’a pas fait imprimer.

Il essaya quelque temps du métier de la guerre, et depuis, étant devenu tout à fait philosophe, il ne crut pas indigne de lui de faire l’amour. Il eut de sa maîtresse une fille nommée Francine, qui mourut jeune, et dont il regretta beaucoup la perte. Ainsi il éprouva tout ce qui appartient à l’humanité.

Il crut longtemps qu’il était nécessaire de fuir les hommes, et surtout sa patrie, pour philosopher en liberté. Il avait raison : les hommes de son temps n’en savaient pas assez pour l’éclairer, et n’étaient guère capables que de lui nuire.

Il quitta la France parce qu’il cherchait la vérité, qui y était persécutée alors par la misérable philosophie de l’école ; mais il ne trouva pas plus de raison dans les universités de la Hollande, où il se retira. Car dans le temps qu’on condamnait en France les seules propositions de sa philosophie qui fussent vraies, il fut aussi persécuté par les prétendus philosophes[1] de Hollande, qui ne l’entendaient pas mieux, et qui, voyant de plus près sa gloire, haïssaient davantage sa personne. Il fut obligé de sortir d’Utrecht : il essuya l’accusation d’athéisme, dernière ressource des calomniateurs ; et lui, qui avait employé toute la sagacité de son esprit à chercher de nouvelles preuves de l’existence d’un Dieu, fut soupçonné de n’en point reconnaître.

Tant de persécutions supposaient un très-grand mérite et une réputation éclatante : aussi avait-il l’un et l’autre. La raison perça même un peu dans le monde à travers les ténèbres de l’école et les préjugés de la superstition populaire. Son nom fit enfin tant de bruit qu’on voulut l’attirer en France par des récompenses. On lui proposa une pension de mille écus ; il vint sur cette espérance, paya les frais de la patente qui se vendait alors, n’eut point la pension, et s’en retourna philosopher dans sa solitude de Nord-Hollande, dans le temps que le grand Galilée, à l’âge de quatre-vingts ans, gémissait dans les prisons de l’Inquisition pour avoir démontré le mouvement de la terre.

Enfin il mourut à Stockholm d’une mort prématurée, et causée

  1. 1734. « Prétendus philosophes, qui. » Le texte actuel date de 1739.