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LETTRE XXII.

Bolingbroke, sans dire un mot du célèbre Shaftesbury, élève de Locke,

Comme tout ce qui tient à la métaphysique a été pensé de tous les temps et chez tous les peuples qui cultivent leur esprit, ce système tient beaucoup de celui de Leibnitz, qui prétend que de tous les mondes possibles Dieu a dû choisir le meilleur, et que, dans ce meilleur, il fallait bien que les irrégularités de notre globe et les sottises de ses habitants tinssent leur place. Il ressemble encore à cette idée de Platon, que dans la chaîne infinie des êtres, notre terre, notre corps, notre âme, sont au nombre des chaînons nécessaires. Mais ni Leibnitz ni Pope n’admettent les changements que Platon imagine être arrivés à ces chaînons, à nos âmes, et à nos corps. Platon parlait en poète dans sa prose peu intelligible ; et Pope parle en philosophe dans ses admirables vers. Il dit que tout a été dès le commencement comme il a dû être, et comme il est.

J’ai été flatté, je l’avoue, de voir qu’il s’est rencontré avec moi dans une chose que j’avais dite, il y a plusieurs années. « Vous vous étonnez que Dieu ait fait l’homme si borné, si ignorant, si peu heureux[1]. Que ne vous étonnez-vous qu’il ne l’ait pas fait plus borné, plus ignorant, et plus malheureux ? » Quand un Français et un Anglais pensent de même, il faut bien qu’ils aient raison.

Le fils du célèbre Racine a fait imprimer une lettre de Pope, à lui adressée, dans laquelle Pope se rétracte. Cette lettre est écrite dans le goût et dans le style de M. de Fénelon ; elle lui fut remise, dit-il, par Ramsay, l’éditeur du Tèlémaque ; Ramsay, l’imitateur du Télémaque, comme Boyer l’était de Corneille ; Ramsay l’Écossais, qui voulait être de l’Académie française ; Ramsay, qui regrettait de n’être pas docteur de Sorbonne. Ce que je sais, ainsi que tous les gens de lettres d’Angleterre, c’est que Pope, avec qui j’ai beaucoup vécu, pouvait à peine lire le français, qu’il ne parlait pas un mot de notre langue, qu’il n’a jamais écrit une lettre en français, qu’il en était incapable, et que, s’il a écrit cette lettre[2] au fils de notre Racine, il faut que Dieu, sur la fin de sa vie, lui ait donné subitement le don des langues, pour le récom-

  1. Ce passage est de 1756. C’était en 1728 que Voltaire avait fait sa remarque ; voyez page 44.
  2. Lorsque Voltaire parlait ainsi, la lettre de Pope, de l’authenticité de laquelle Voltaire doutait, n’avait encore été donnée qu’en français. La septième édition du poëme de la Religion (1756) contient un avertissement des éditeurs où il est dit que l’original y est imprimé pour la première fois.