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LETTRE XXIV.

C’est dans les siècles les plus barbares que se sont faites les plus utiles découvertes. Il semble que le partage des temps les plus éclairés et des compagnies les plus savantes soit de raisonner sur ce que des ignorants ont inventé. On sait aujourd’hui, après les longues disputes de M. Huygens et de M. Renaud, la détermination de l’angle le plus avantageux d’un gouvernail de vaisseau avec la quille ; mais Christophe Colomb avait découvert l’Amérique sans rien soupçonner de cet angle.

Je suis bien loin d’inférer de là qu’il faille s’en tenir seulement à une pratique aveugle ; mais il serait heureux que les physiciens et les géomètres joignissent, autant qu’il est possible, la pratique à la spéculation. Faut-il que ce qui fait le plus d’honneur à l’esprit humain soit souvent ce qui est le moins utile ? Un homme, avec les quatre règles d’arithmétique et du bon sens, devient un grand négociant, un Jacques Cœur, un Delmet, un Bernard ; tandis qu’un pauvre algébriste passe sa vie à chercher dans les nombres des rapports et des propriétés étonnantes, mais sans usage, et qui ne lui apprendront pas ce que c’est que le change[1]. Tous les arts sont à peu près dans ce cas ; il y a un point passé lequel les recherches ne sont plus que pour la curiosité. Ces vérités ingénieuses et inutiles ressemblent à des étoiles qui, placées trop loin de nous, ne nous donnent point de clarté.

Pour l’Académie française, quel service ne rendrait-elle pas aux lettres, à la langue et à la nation, si, au lieu de faire imprimer tous les ans des compliments, elle faisait imprimer les bons ouvrages du siècle de Louis XIV, épurés de toutes les fautes de langage qui s’y sont glissées ? Corneille et Molière en sont pleins, La Fontaine en fourmille : celles qu’on ne pourrait pas corriger seraient au moins marquées. L’Europe, qui lit ces auteurs, apprendrait par eux notre langue avec sûreté. Sa pureté serait à jamais fixée. Les bons livres français, imprimés avec ce soin aux dépens du roi, seraient un des plus glorieux monuments de la nation. J’ai ouï dire que M. Despréaux avait fait autrefois cette proposition, et qu’elle a été renouvelée par un homme dont l’esprit, la sagesse, et la saine critique, sont connus ; mais cette idée

  1. Cet exemple nous parait mal choisi. Il est fort inutile qu’un géomètre, né avec des talents, s’applique à la banque. Ce métier exige très-peu de science, encore moins d’esprit de combinaison, et seulement de l’ordre, de l’activité, avec un grand amour de l’or. Mais il serait bon qu’un géomètre appliquât le calcul à des questions d’arithmétique politique et à la physique, tandis que les physiciens appliqueraient la physique aux arts. (K.)