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TOUTES LES IDÉES VIENNENT PAR LES SENS.

de leur raison ont prétendu que nous avions des idées innées ; et ils ne l’ont assuré que sur le même fondement qu’ils ont dit que Dieu avait pris des cubes de matière, et les avait froissés l’un contre l’autre pour former ce monde visible. Ils ont forgé des systèmes avec lesquels ils se flattaient de pouvoir hasarder quelque explication apparente des phénomènes de la nature. Cette manière de philosopher est encore plus dangereuse que le jargon méprisable de l’école. Car ce jargon étant absolument vide de sens, il ne faut qu’un peu d’attention à un esprit droit pour en apercevoir tout d’un coup le ridicule, et pour chercher ailleurs la vérité ; mais une hypothèse ingénieuse et hardie, qui a d’abord quelque lueur de vraisemblance, intéresse l’orgueil humain à la croire ; l’esprit s’applaudit de ces principes subtils, et se sert de toute sa sagacité pour les défendre. Il est clair qu’il ne faut jamais faire d’hypothèse ; il ne faut point dire : Commençons par inventer des principes avec lesquels nous tâcherons de tout expliquer. Mais il faut dire : Faisons exactement l’analyse des choses, et ensuite nous tâcherons devoir avec beaucoup de défiance si elles se rapportent avec quelques principes. Ceux qui ont fait le roman des idées innées se sont flattés qu’ils rendraient raison des idées de l’infini, de l’immensité de Dieu, et de certaines notions métaphysiques qu’ils supposaient être communes à tous les hommes. Mais si, avant de s’engager dans ce système, ils avaient bien voulu faire réflexion que beaucoup d’hommes n’ont de leur vie la moindre teinture de ces notions, qu’aucun enfant ne les a que quand on les lui donne, et que, lorsque enfin on les a acquises, on n’a que des perceptions très-imparfaites, des idées purement négatives, ils auraient eu honte eux-mêmes de leur opinion. S’il y a quelque chose de démontré hors des mathématiques, c’est qu’il n’y a point d’idées innées dans l’homme ; s’il y en avait, tous les hommes en naissant auraient l’idée d’un Dieu ; et auraient tous la même idée ; ils auraient tous les mêmes notions métaphysiques ; ajoutez à cela l’absurdité ridicule où l’on se jette quand on soutient que Dieu nous donne dans le ventre de la mère des notions qu’il faut entièrement nous enseigner dans notre jeunesse.

Il est donc indubitable que nos premières idées sont nos sensations. Petit à petit nous recevons des idées composées de ce qui frappe nos organes, notre mémoire retient ces perceptions ; nous les rangeons ensuite sous des idées générales, et de cette seule faculté que nous avons de composer et d’arranger ainsi nos idées résultent toutes les vastes connaissances de l’homme.