Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome22.djvu/225

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
207
QU’IL Y A EN EFFET DES OBJETS EXTÉRIEURS.

autrement dans notre vie ? Aurons-nous des idées différentes sur rien ? Il faudra seulement changer un mot dans ses discours. Lorsque, par exemple, ont aura donné quelque bataille, il faudra dire que dix mille hommes ont paru être tués, qu’un tel officier semble avoir la jambe cassée, et qu’un chirurgien paraîtra la lui couper. De même, quand nous aurons faim, nous demanderons l’apparence d’un morceau de pain pour faire semblant de digérer.

Mais voici ce que l’on pourrait leur répondre plus sérieusement :

1° Vous ne pouvez pas en rigueur comparer la vie à l’état des songes, parce que vous ne songez jamais en dormant qu’aux choses dont vous avez eu l’idée étant éveillés ; vous êtes sûrs que vos songes ne sont autre chose qu’une faible réminiscence. Au contraire, pendant la veille, lorsque nous avons une sensation, nous ne pouvons jamais conclure que ce soit par réminiscence. Si, par exemple, une pierre en tombant nous casse l’épaule, il paraît assez difficile que cela se fasse par un effort de mémoire.

2° Il est très-vrai que nos sens sont souvent trompés ; mais qu’entend-on par là ? Nous n’avons qu’un sens, à proprement parler, qui est celui du toucher ; la vue, le son, l’odorat, ne sont que le tact des corps intermédiaires qui partent d’un corps éloigné. Je n’ai l’idée des étoiles que par l’attouchement ; et comme cet attouchement de la lumière qui vient frapper mon œil de mille millions de lieues n’est point palpable comme l’attouchement de mes mains, et qu’il dépend du milieu que ces corps ont traversé, cet attouchement est ce qu’on nomme improprement trompeur ; il ne me fait point voir les objets à leur véritable place ; il ne me donne point d’idée de leur grosseur ; aucun même de ces attouchements, qui ne sont point palpables, ne me donne l’idée positive des corps. La première fois que je sens une odeur sans voir l’objet dont elle vient, mon esprit ne trouve aucune relation entre un corps et cette odeur ; mais l’attouchement proprement dit, l’approche de mon corps à un autre, indépendamment de mes autres sens, me donne l’idée de la matière : car, lorsque je touche un rocher, je sens bien que je ne puis me mettre à sa place, et que par conséquent il y a là quelque chose d’étendu et d’impénétrable. Ainsi, supposé (car que ne suppose-t-on pas ?) qu’un homme eût tous les sens, hors celui du toucher proprement dit, cet homme pourrait fort bien douter de l’existence des objets extérieurs, et peut-être même serait-il longtemps sans en avoir d’idée ; mais celui qui serait sourd et aveugle, et qui aurait le