Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome22.djvu/229

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
211
SI L’HOMME A UNE ÂME, ETC.

Je leur demande quelle différence il y a donc entre ce chien et eux. Les uns[1] me répondent : Ce chien est une forme substantielle ; les autres[2] me disent : N’en croyez rien ; les formes substantielles sont des chimères ; mais ce chien est une machine comme un tourne-broche, et rien de plus. Je demande encore aux inventeurs des formes substantielles ce qu’ils entendent par ce mot ; et comme ils ne me répondent que du galimatias, je me retourne vers les inventeurs des tourne-broches, et je leur dis : Si ces bêtes sont de pures machines, vous n’êtes certainement auprès d’elles que ce qu’une montre à répétition est en comparaison du tourne-broche dont vous parlez ; ou si vous avez l’honneur de posséder une âme spirituelle, les animaux en ont une aussi, car ils sont tout ce que vous êtes, ils ont les mêmes organes avec lesquels vous avez des sensations ; et si ces organes ne leur servent pas pour la même fin, Dieu, en leur donnant ces organes, aura fait un ouvrage inutile ; et Dieu, selon vous-mêmes, ne fait rien en vain. Choisissez donc, ou d’attribuer une âme spirituelle à une puce, à un ver, à un ciron, ou d’être automate comme eux. Tout ce que ces messieurs peuvent me répondre, c’est qu’ils conjecturent que les ressorts des animaux, qui paraissent les organes de leurs sentiments, sont nécessaires à leur vie, et ne sont chez eux que les ressorts de la vie ; mais cette réponse n’est qu’une supposition déraisonnable.

Il est certain que pour vivre on n’a besoin ni de nez, ni d’oreilles, ni d’yeux. Il y a des animaux qui n’ont point de ces sens, et qui vivent : donc ces organes de sentiment ne sont donnés que pour le sentiment ; donc les animaux sentent comme nous ; donc ce ne peut être que par un excès de vanité ridicule que les hommes s’attribuent une âme d’une espèce différente de celle qui anime les brutes. Il est donc clair jusqu’à présent que, ni les philosophes, ni moi, ne savons ce que c’est que cette âme ; il m’est seulement prouvé que c’est quelque chose de commun entre l’animal appelé homme, et celui qu’on nomme bête. Voyons si cette faculté commune à tous ces animaux est matière ou non.

Il est impossible, me dit-on, que la matière pense. Je ne vois pas cette impossibilité. Si la pensée était un composé de la matière, comme ils me le disent, j’avouerais que la pensée devrait être étendue et divisible ; mais si la pensée est un attribut de Dieu donné à la matière, je ne vois pas qu’il soit nécessaire que cet

  1. Les philosophes scolastiques.
  2. Les cartésiens.