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CONSEILS À UN JOURNALISTE.

Nul chef-d’œuvre par vous écrit jusqu’aujourd’hui[1]
Ne vous donne le droit de faillir comme lui.

N’employez jamais un mot nouveau, à moins qu’il n’ait ces trois qualités : d’être nécessaire, intelligible, et sonore. Des idées nouvelles, surtout en physique, exigent des expressions nouvelles ; mais substituer à un mot d’usage un autre mot qui n’a que le mérite de la nouveauté, ce n’est pas enrichir la langue, c’est la gâter. Le siècle de Louis XIV mérite ce respect des Français que jamais ils ne parlent une autre langue que celle qui a fait la gloire de ces belles années[2].

Un des plus grands défauts des ouvrages de ce siècle, c’est le mélange des styles, et surtout de vouloir parler des sciences comme on en parlerait dans une conversation familière[3]. Je vois les livres les plus sérieux déshonorés par des expressions qui semblent recherchées par rapport au sujet, mais qui sont en effet basses et triviales. Par exemple, la nature fait les frais de cette dépense ; il faut mettre sur le compte du vitriol romain un mérite dont nous faisons honneur à l’antimoine ; un système de mise ; adieu l’intelligence des courbes, si on néglige le calcul, etc.

Ce défaut vient d’une origine estimable : on craint le pédantisme ; on veut orner des matières un peu sèches, mais

In vitium ducit culpœ fuga, si caret arte[4].

Il me semble que tous les honnêtes gens aiment mieux cent fois un homme lourd, mais sage, qu’un mauvais plaisant. Les autres nations ne tombent guère dans ce ridicule. La raison en est que l’on y craint moins qu’en France d’être ce que l’on est. En Allemagne, en Angleterre, un physicien est physicien ; en France, il veut encore être plaisant. Voiture fut le premier qui eut de la réputation par son style familier. On s’écriait : Cela s’appelle « écrire en homme du monde, en homme de cour ; voilà le ton de la bonne compagnie ! » On voulut ensuite écrire sur des choses sérieuses, de ce ton de la bonne compagnie, lequel souvent ne serait pas supportable dans une lettre.

  1. Parodie de ces vers de Racine (Phèdre, I, i) :
    Qu’aucuns monstres par moi domptés jusqu’aujourd’hui
    Ne m’ont acquis le droit de faillir comme lui.
  2. Le Mercure porte : « Belles années. Songez surtout que ce n’est point avec la familiarité du style épistolaire, etc., mais que c’est avec la dignité, etc. ».
  3. Voltaire critique ici Fontenelle.
  4. Horace, Art poét., vers 31.