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VIE DE M. J.-B. ROUSSEAU.


la dédicace d’une ode qu’il lui avait adressée, qui commence ainsi :

Digne et noble héritier des premières vertus
Qu’on adora jadis sous l’empire de Rhée.

Il désigna aussi, dans une satire très-violente, Mlle  de Louvancourt et ses deux sœurs, par ces vers :

        Et ces trois louves surannées,
Qui tour à tour à me mordre acharnées, etc.

III. — SA COMÉDIE DU FLATTEUR ; SES OPÉRAS.

Rousseau, privé de toute ressource dans le monde, songea à réussir au théâtre. Il ne jouait pas mal la comédie : son dessein était d’abord d’établir une troupe, et d’y jouer ; mais cette idée n’eut aucune suite. Cependant, dans les intervalles de ses aventures, il avait fait la comédie du Flatteur, dans laquelle on voit un style très-supérieur à la comédie du Café. La pièce fut jouée en 1695[1]. Elle était bien écrite, naturelle, sagement conduite ; elle eut une espèce de succès, quoique un peu froide, et qu’elle fût une imitation assez faible du Tartuffe de Molière.

Son père, qui vivait encore et qui tenait toujours sa boutique rue des Noyers, ayant entendu dire que son fils avait fait une pièce de théâtre où tout Paris courait, se crut trop payé des peines qu’il avait prises pour l’éducation d’un fils qui lui faisait tant d’honneur. Quoique l’auteur, depuis qu’il était répandu dans le monde, eût méprisé le cordonnier, et que le fils eût oublié le père, cependant la tendresse paternelle fit voler ce vieillard à la comédie. Il entra dans le parterre pour son argent. Là, il se vanta à tout le monde d’être le père de l’auteur, avec cette complaisance qu’on imagine bien dans un artisan simple et dans un père tendre. Rousseau, qui se trouva dans le parterre, remonta vite en haut, craignant une vue qui l’humiliait. Le père le suivit, et en présence de La Torilière, bon comédien, qui était une de ses pratiques, il se jeta au cou de son fils en versant des larmes : « Ah ! pour le coup, dit-il, vous ne me méconnaîtrez pas pour votre père. — Vous, mon père ! » s’écria Rousseau, et il le quitta brusquement, laissant tout le monde consterné, et le père au désespoir.

  1. Elle fut jouée le 4 novembre 1695, en prose, et imprimée. L’auteur la mit depuis en vers, et c’est en vers seulement qu’on la trouve dans ses Œuvres.