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VIE DE M. J.-B. ROUSSEAU.


VI. — SA RETRAITE EN SUISSE ; ÉDITION DE SES OUVRAGES ; SON PASSAGE À VIENNE AUPRÈS DU PRINCE EUGÈNE.

Cet arrêt n’empêcha pas le comte du Luc de retirer Rousseau dans sa maison à Soleure. Il s’y comporta d’abord avec la sagesse qui devait être le fruit de tant d’imprudences, de crimes et de malheurs. Mais enfin son penchant l’emporta ; il fit des vers contre un homme de la maison, que le fils du comte du Luc aimait beaucoup. Il resta protégé du père, mais totalement brouillé avec le fils. C’est alors qu’il fit imprimer à Soleure une partie de ses ouvrages[1], dans lesquels on estima beaucoup les mêmes choses dont j’ai déjà parlé, c’est-à-dire plusieurs psaumes, quelques cantates, et des épigrammes.

Il eut la sagesse de ne point faire imprimer une ode très-bien tournée, qu’il avait faite à Paris contre une de ses protectrices ; mais les mêmes raisons qui l’engagèrent à la supprimer ne subsistant plus, je crois faire plaisir au lecteur de la rapporter.


Quel charme, Hélène dangereuse,
Assoupit ton nouveau Pâris ?
Dans quelle oisiveté honteuse
De tes yeux la douceur flatteuse
A-t-elle plongé ses esprits ?

Pourquoi ce guerrier inutile
Cherche-t-il l’ombre et le repos ? D’où
vient que, déjà vieux Achille,
Il suit le modèle stérile
De l’enfance de ce héros ?
En proie au plaisir qui l’enchante,
Il laisse enivrer sa raison ;
Et dans la coupe séduisante,
Que le fol amour lui présente,
Il boit à longs traits le poison.

Ton accueil, qui le sollicite,
Le nourrit dans ce doux état.
Ah ! qu’il est beau de voir écrite
La mollesse d’un sybarite
Sur le front brûlé d’un soldat !

  1. Œuvres diverses du sieur R***, Soleure, 1712, in-12.