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VIE DE M. J.-B. ROUSSEAU.

guinées ; mais ses vers furent très-peu goûtés des Anglais, et plusieurs, qui avaient souscrit deux guinées revendirent pour une.

La raison de cette indifférence de la nation anglaise pour les vers de ce poëte vient de ce que le mérite de Rousseau consiste dans un grand choix d’expressions, et dans la richesse des rimes plutôt que des pensées. D’ailleurs tout ce qui est en style marotique demande une intelligence très-fine de notre langue pour être, je ne dis pas goûté, mais entendu. Enfin la plupart des sujets que Rousseau a traités le regardent assez personnellement ; presque toutes ses épîtres roulent sur lui et sur ses ennemis : objets peu intéressants pour des lecteurs anglais, et qui cessent bientôt de l’être pour la postérité.

Revenu à Bruxelles, il lui arriva ce qu’il avait presque toujours éprouvé : il se brouilla avec son protecteur. Il y avait déjà quelque temps que le prince Eugène s’était refroidi envers lui, sur des plaintes que des personnes de distinction de France lui avaient faites. Mais la véritable raison de la disgrâce de Rousseau auprès de son protecteur vient de ce misérable penchant à la satire, qu’il ne put jamais réprimer. Il semble qu’il y ait, dans certains hommes, une prédétermination invincible et absolue à certaines fautes. Lorsque le comte de Bonneval eut à Bruxelles cette malheureuse querelle avec le marquis de Prié, laquelle enfin conduisit un excellent officier chrétien à se faire mahométan, et à commander les armées des Turcs ; au temps, dis-je, de cette querelle, le comte de Bonneval fit quelques couplets contre le prince Eugène, et Rousseau eut la criminelle complaisance d’aiguiser ses traits, et d’ajouter une demi-douzaine de rimes à ces injures. Le prince Eugène le sut, et se contenta de lui retrancher la gratification annuelle qu’il lui faisait, et de le priver de l’emploi qu’il lui avait promis dans les Pays-Bas.

Rousseau passa alors en Hollande, où il fut fort mal reçu à cause d’une épigramme contre un Suisse, qui attaquait à la fois les nations suisse et hollandaise. Le sel de cette épigramme, s’il y en a, consiste dans ces deux vers :


C’est la politesse d’un Suisse
En Hollande civilisé.


Les choses changèrent à Bruxelles ; le marquis de Prié, qui voulait punir Rousseau, fut disgracié ; l’archiduchesse gouverna le Pays-Bas flamand. Le duc d’Aremberg, prince de l’empire, établi à Bruxelles, ami du général de Bonneval, protégeait Rous-