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VIE DE M. J.-B. ROUSSEAU.

s’il eût dompté son malheureux penchant. Il est à souhaiter que son exemple instruise les jeunes gens qui s’appliquent aux lettres. On verra par cette courte histoire dans quelles suites funestes le talent d’écrire entraîne souvent, et on conclura :


Qui bene latuit, bene vixit[1].


LETTRE DU SIEUR SAURIN
À MADAME VOISIN.
Madame,

Quoique j’aie le malheur de n’être connu à la cour que par les affreuses idées qu’y a données de moi un cruel ennemi, j’ose me jeter à vos pieds, et implorer votre justice contre la protection même que vous avez accordée à mon accusateur. Il en fait ici contre moi, madame, un violent abus ; elle prévient les juges. Que ne peut point contre un homme de ma sorte la protection d’une personne de votre rang, qui joint encore à cette élévation les plus grandes lumières, et la plus haute réputation de piété ! Eh, quel regret n’auriez-vous pas, madame, si vous reconnaissiez dans la suite que cette puissante protection eût servi à opprimer un innocent ?

Je l’oserai dire, avec la confiance et le courage que donne à un homme de bien le témoignage de sa conscience : on vous expose à ce danger. Il ne s’agit pas de justifier et de sauver le sieur Rousseau : il s’agit de me rendre coupable et de me perdre. Je laisse, madame, à votre sagesse et à votre piété à juger si vous me connaissez assez pour ne pas douter que je ne sois un scélérat, que vous pouvez sans scrupule accabler sous le poids des plus vives sollicitations. Nous sommes tous sous les yeux de Dieu, le souverain juge, devant qui toute la grandeur humaine s’éclipse. Pesez, madame, en sa présence, ce que j’ai l’honneur de vous représenter. Si vous examinez à sa lumière les démarches où vous ont engagée les artifices et les feintes larmes de celui qui me persécute, j’ose attendre, madame, d’un cœur comme le vôtre, droit, grand, généreux, plein de bonté et de religion, que vous réparerez le mal qu’elles m’ont fait, ou que vous suspendrez du moins à l’avenir votre protection, dans l’incertitude où vous devez être

  1. Ovide, Tristes, livre III, élég. iv, vers 25, a dit : Bene qui latuit, bene vixit.