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PRINCIPES DE LA MATIÈRE.

terminer ma pensée à du sable ou à du limon, ou à de l’or, etc. ; mais cependant ou cette matière est réellement quelqu’une de ces choses, ou elle n’est rien du tout ; de même je puis penser à un triangle en général, sans m’arrêter au triangle équilatéral, au scalène, à l’isocèle, etc. ; mais il faut pourtant qu’un triangle qui existe soit l’un de ceux-là. Cette idée seule, bien pesée, suffit peut-être pour détruire l’opinion d’une matière première.

2° Si la matière quelconque, mise en mouvement, suffisait pour produire ce que nous voyons sur la terre, il n’y aurait aucune raison pour laquelle de la poussière bien remuée dans un tonneau ne pourrait produire des hommes et des arbres, ni pourquoi un champ semé de blé ne pourrait pas produire des baleines et des écrevisses au lieu de froment.

C’est en vain qu’on répondrait que les moules et les filières qui reçoivent les semences s’y opposent ; car il en faudra toujours revenir à cette question : Pourquoi ces moules, ces filières sont-elles si invariablement déterminées ?

Or si aucun mouvement, aucun art n’a jamais pu faire venir des poissons au lieu de blé dans un champ, ni des nèfles au lieu d’un agneau dans le ventre d’une brebis, ni des roses au haut d’un chêne, ni des soles dans une ruche d’abeilles, etc. ; si toutes les espèces sont invariablement les mêmes, ne dois-je pas croire d’abord, avec quelque raison, que toutes les espèces ont été déterminées par le Maître du monde ; qu’il y a autant de desseins différents qu’il y a d’espèces différentes, et que de la matière et du mouvement il ne naîtrait qu’un chaos éternel sans ces desseins ?

Toutes les expériences me confirment dans ce sentiment. Si j’examine d’un côté un homme ou un ver à soie, et de l’autre un oiseau et un poisson, je les vois tous formés dès le commencement des choses ; je ne vois en eux qu’un développement. Celui de l’homme et de l’insecte ont quelques rapports et quelques différences ; celui du poisson et de l’oiseau en ont d’autres : nous sommes un ver avant que d’être reçus dans la matrice de notre mère ; nous devenons chrysalides, nymphes dans l’utérus, lorsque nous sommes dans cette enveloppe qu’on nomme coiffe[1] ; nous en sortons avec des bras et des jambes, comme le ver devenu moucheron sort de son tombeau avec des ailes et des pieds ; nous

  1. M. de Voltaire suit ici le système des vers spermatiques. Voyez les notes sur l’article Génération, dans le Dictionnaire philosophique. (K.) — Les éditions de Kehl n’ont fait aucune note sur l’article Génération : voyez tome XIX, page 223 ; mais ils en ont fait une sur le chapitre vii de l’Homme aux quarante écus : voyez tome XXI, page 339.