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DEUXIÈME PARTIE. — CHAPITRE VII.

d’abord être sur ses yeux, et les toucher comme les objets du tact touchent la peau. Il ne pouvait distinguer d’abord ce qu’il avait jugé rond à l’aide de ses mains, d’avec ce qu’il avait jugé angulaire, ni discerner avec ses yeux si ce que ses mains avaient senti être en haut ou en bas était en effet en haut ou en bas. Il était si loin de connaître les grandeurs qu’après avoir enfin conçu par la vue que sa maison était plus grande que sa chambre, il ne concevait pas comment la vue pouvait donner cette idée. Ce ne fut qu’au bout de deux mois d’expérience qu’il put apercevoir que les tableaux représentaient des corps solides ; et, lorsque après ce long tâtonnement d’un sens nouveau en lui il eut senti que des corps, et non des surfaces seules, étaient peints dans les tableaux, il y porta la main, et fut étonné de ne point trouver avec ses mains ces corps solides, dont il commençait à apercevoir les représentations. Il demandait quel était le trompeur, du sens du toucher ou du sens de la vue.

Ce fut donc une décision irrévocable que la manière dont nous voyons les choses n’est point du tout la suite immédiate des angles formés dans nos yeux : car ces angles mathématiques étaient dans les yeux de cet homme comme dans les nôtres, et ne lui servaient de rien sans le secours de l’expérience et des autres sens.

Comment nous représentons-nous donc les grandeurs et les distances ? De la même façon dont nous imaginons les passions des hommes, par les couleurs qu’elles peignent sur leurs visages, et par l’altération qu’elles portent dans leurs traits. Il n’y a personne qui ne lise tout d’un coup sur le front d’un autre la douleur ou la colère. C’est la langue que la nature parle à tous les yeux ; mais l’expérience seule apprend ce langage. Aussi l’expérience seule nous apprend que quand un objet est trop loin, nous le voyons confusément et faiblement. De là nous formons des idées, qui ensuite accompagnent toujours la sensation de la vue. Ainsi tout homme qui, à dix pas, aura vu son cheval haut de cinq pieds, s’il voit, quelques minutes après, ce cheval gros comme un mouton, son âme, par un jugement involontaire, conclut à l’instant que ce cheval est très-loin.

Il est bien vrai que, quand je vois mon cheval gros comme un mouton, il se forme alors dans mon œil une peinture plus petite, un angle plus aigu ; mais c’est là ce qui accompagne, non ce qui cause mon sentiment. De même quelquefois il se fait un autre ébranlement dans mon cerveau, quand je vois un homme rougir de honte, que quand je le vois rougir de colère ; mais ces diffé-