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SOTTISE DES DEUX PARTS.

policer les villes, ni le commerce, ni la société, et où nous ne savions ni lire ni écrire, des gens de beaucoup d’esprit disputèrent solennellement, longuement, et vivement, sur ce qui arrivait à la garde-robe, quand on avait rempli un devoir sacré dont il ne faut parler qu’avec le plus profond respect. C’est ce qu’on appela la dispute des stercoristes[1]. Cette querelle n’excita pas de guerre, et fut du moins par là une des plus douces impertinences de l’esprit humain.

La dispute qui partagea l’Espagne savante au même siècle, sur la version mosarabique, se termina aussi sans ravage de provinces et sans effusion de sang humain. L’esprit de chevalerie qui régnait alors ne permit pas qu’on éclaircît autrement la difficulté qu’en remettant la décision à deux nobles chevaliers. Celui des deux don Quichottes qui renverserait par terre son adversaire devait faire triompher la version dont il était le tenant. Don Ruis de Martanza, chevalier du rituel mosarabique, fit perdre les arçons au don Quichotte du rituel latin ; mais comme les lois de la noble chevalerie ne décidaient pas positivement qu’un rituel dût être proscrit parce que son chevalier avait été désarçonné, on se servit d’un secret plus sûr et fort en usage, pour savoir lequel des deux livres devait être préféré : ce fut de les jeter tous deux dans le feu, car il n’était pas possible que le bon rituel ne fût préservé des flammes. Je ne sais comment il arriva qu’ils furent brûlés tous deux ; la dispute resta indécise, au grand étonnement des Espagnols. Peu à peu le rituel latin eut la préférence ; et s’il se fût présenté par la suite quelque chevalier pour soutenir le mosarabique, c’eût été le chevalier, et non le rituel, qu’on eût jeté dans le feu.

Dans ces beaux siècles, nous autres peuples polis, quand nous étions malades, nous étions obligés d’avoir recours à un médecin arabe. Quand nous voulions savoir quel jour de la lune nous avions, il fallait s’en rapporter aux Arabes. Si nous voulions faire venir une pièce de drap, il fallait payer chez un juif ; et quand un laboureur avait besoin de pluie, il s’adressait à un sorcier. Mais enfin, lorsque quelques-uns de nous eurent appris le latin, et que nous eûmes une mauvaise traduction d’Aristote, nous figu-

  1. Ou plutôt stercoranistes. Ce mot est dérivé du latin stercus, excrément. Les stercoranistes pensaient que les symboles eucharistiques étaient sujets à la digestion et à toutes ses suites, de même que les autres nourritures corporelles. Les protestants, disent les théologiens, ne peuvent tirer du stercoranisme aucun avantage contre la présence réelle, que cette erreur suppose plutôt qu’elle ne l’ébranle. (G. A.)