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SOTTISE DES DEUX PARTS.

d’avoir été fondés par saint Ignace exprès pour détruire l’amour de Dieu, sollicitèrent vivement à Rome en faveur de l’amour pur de M. de Cambrai. Il leur arriva la même chose qu’à M. de Langeais, qui était poursuivi par sa femme au parlement de Paris pour cause d’impuissance, et par une fille au parlement de Rennes pour lui avoir fait un enfant. Il fallait qu’il gagnât l’une des deux affaires : il les perdit toutes deux[1]. L’amour pur, pour lequel les jésuites s’étaient donné tant de mouvement, fut condamné à Rome ; et ils passèrent toujours à Paris pour ne vouloir pas qu’on aimât Dieu. Cette opinion était tellement enracinée dans les esprits que, lorsqu’on s’avisa de vendre dans Paris, il y a quelques années, une taille-douce représentant notre Seigneur Jésus-Christ habillé en jésuite, un plaisant (c’était apparemment le loustig du parti janséniste) mit ces vers au bas de l’estampe :

Admirez l’artifice extrême
De ces pères ingénieux :
Ils vous ont habillé comme eux,
Mon Dieu, de peur qu’on ne vous aime.

À Rome, où l’on n’essuie jamais de pareilles disputes, et où l’on juge celles qui s’élèvent ailleurs, on était fort ennuyé des querelles sur l’amour pur. Le cardinal Carpègne, qui était rapporteur de l’affaire de l’archevêque de Cambrai, était malade, et souffrait beaucoup dans une partie qui n’est pas plus épargnée chez les cardinaux que chez les autres hommes ; son chirurgien lui enfonçait de petites tentes de linon, qu’on appelait du cambrai en Italie, comme dans beaucoup d’autres pays. Le cardinal criait. « C’est pourtant du plus fin cambrai, disait le chirurgien. — Quoi ! du cambrai encore là, disait le cardinal ; n’était-ce pas assez d’en avoir la tête fatiguée ? » Heureuses les disputes qui se terminent ainsi ! heureux les hommes, si tous les disputeurs de ce monde, si les hérésiarques s’étaient soumis avec autant de modération, avec une douceur aussi magnanime, que le grand archevêque de Cambrai, qui n’avait nulle envie d’être hérésiarque ! Je ne sais pas s’il avait raison de vouloir qu’on aimât Dieu pour lui-même ; mais M. de Fénelon méritait d’être aimé ainsi. Dans les disputes purement littéraires il y a eu souvent autant d’acharnement, autant d’esprit de parti que dans des querelles

  1. Le procès de Langeais est de 1659 : les détails donnés ici par Voltaire sont différents de ceux qu’il donne ailleurs ; voyez l’article Impuissance du Dictionnaire philosophique, tome XIX, page 449.