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EXPOSITION DU LIVRE

possible ; sur quoi le docteur Clarke remarque, dans son cinquième écrit, que le savant Leibnitz se contredit un peu trop souvent[1].

Quoi qu’il en soit, il paraît qu’il est difficile aux leibnitziens de faire concevoir que Dieu ne puisse pas détruire le monde dans 9,000 ans. Il peut donc le détruire plus tôt que plus tard ; il y a donc une durée et un temps indépendants des choses successives. La raison suffisante qu’on oppose à tous ces raisonnements est-elle bien suffisante ? Si tous les instants sont égaux, dit-on, il n’y a pas de raison pourquoi Dieu aurait créé ou détruirait en un instant plutôt que dans un autre : on veut toujours juger Dieu ; mais ce n’est pas à nous, ni d’instruire sa cause, ni de la juger. Toutes les parties de la durée se ressemblent, je le veux : donc Dieu, dit Leibnitz, ne peut choisir un instant préférablement à un autre. Je le nie ; Dieu ne peut-il pas avoir en lui-même mille raisons pour agir, et ne peut-il pas y avoir une infinité de rapports entre chacun de ces instants et les idées de Dieu, sans que nous les connaissions ?

Si, selon Leibnitz et ses sectateurs, Dieu n’a pu choisir un instant de la durée plutôt qu’un autre pour créer ce monde, il est donc créé de toute éternité. C’est à eux à voir s’ils peuvent aisément comprendre cette éternité de la durée du monde, à qui Dieu a pourtant donné l’être. Avouons que, dans ces discussions, nous sommes tous des aveugles qui disputent sur les couleurs ; mais on ne peut guère être aveugle, c’est-à-dire homme, avec plus d’esprit que Leibnitz, et surtout que l’auteur qui l’a embelli : le génie de cette personne illustre est assez éclairé pour douter de beaucoup de choses dont Leibnitz s’est efforcé de ne pas douter.

Leibnitz, cherchant un système, trouva que personne n’avait dit encore que les corps ne sont pas composés de matière, et il le dit. Il lui parut qu’il devait rendre raison de tout, et, ne pouvant dire pourquoi la matière est étendue, il avança qu’il fallait qu’elle fût composée d’êtres qui ne le sont point. En vain il est démontré que la plus petite portion de matière est divisible à l’infini ; il voulut que les éléments de la matière fussent des êtres indivisibles, simples, et ne tenant nulle place. Il était malaisé de com-

  1. Si Leibnitz s’est contredit ici, ce ne peut être que parce qu’il n’osa point prononcer ouvertement que le monde est nécessairement éternel ; cette éternité du monde est une conséquence si palpable de son système qu’elle ne pouvait lui échapper ; il devint ensuite plus hardi. Le théologien Clarke a eu tort de se moquer d’un philosophe à qui la crainte des persécutions théologiques ne permettait point d’avouer toutes les conséquences de ses opinions. (K.)