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PRÉFACE DE L’ANTI-MACHIAVEL.

malgré ses très-mauvais vers pour la sainte Vierge ; 4° que son gros livre de politique[1] est le plus méprisé de ses ouvrages, tout dédié qu’il est aux empereurs, rois, et princes ; 5° qu’il dit précisément le contraire de ce qu’Amelot lui fait dire. Plût à Dieu, dit Juste-Lipse, page 6 de l’édition de Plantin, que Machiavel eût conduit son prince au temple de la vertu et de l’honneur ! mais en ne suivant que l’utile, il s’est trop écarté du chemin royal de l’honnête : Utinam principem suum recta duxisset ad templum virtutis et honoris ! etc. Amelot a supprimé exprès ces paroles. La mode de son temps était encore de citer mal à propos ; mais altérer un passage aussi essentiel, ce n’est pas être pédant, ce n’est pas se tromper, c’est calomnier. Le grand homme dont je suis l’éditeur ne cite point ; mais je me trompe fort, ou il sera cité à jamais par tous ceux qui aimeront la raison et la justice. Amelot s’efforce de prouver que Machiavel n’est point impie : il s’agit bien ici de piété ! Un homme donne au monde des leçons d’assassinat et d’empoisonnement, et son traducteur ose nous parler de sa dévotion ! Les lecteurs ne prennent point ainsi le change. Amelot a beau dire que son auteur a beaucoup loué les cordeliers et les jacobins ; il n’est point ici question de moines, mais de souverains à qui l’auteur veut enseigner l’art d’être méchants, qu’on ne savait que trop sans lui. D’ailleurs, croirait-on bien justifier Myri-Veis[2], Cartouche, Jacques Clément, ou Ravaillac, en disant qu’ils avaient de très-bons sentiments sur la religion ? et se servira-t-on toujours de ce voile sacré pour couvrir ce que le crime a de plus monstrueux ? César Borgia, dit encore le traducteur, est un bon modèle pour les princes nouveaux, c’est-à-dire pour les usurpateurs. Mais, premièrement, tout prince nouveau n’est point usurpateur. Les Médicis étaient nouvellement princes, et on ne pouvait leur reprocher d’usurpation. Secondement, l’exemple de ce bâtard d’Alexandre VI, toujours détesté, et souvent malheureux, est un très-méchant modèle pour tout prince. Enfin La Houssaie prétend que Machiavel haïssait la tyrannie : sans doute tout homme la déteste ; mais il est bien lâche et bien affreux de la détester et de l’enseigner. Je n’en dirai pas davantage ; il faut écouter le vertueux auteur dont je ne ferais qu’affaiblir les sentiments et les expressions[3].

  1. Monita et Exempla politica, traduit par M.  Pavillon, 1606.
  2. Voyez tome XIII, page 153.
  3. Cette Préface est sans date dans l’édition avouée par Voltaire. Dans l’édition de Vanduren, elle est datée de : « À la Haye, ce 24 juin 1740. »

    L’édition donnée par Voltaire contient de plus : « N. B. Je soussigné ai déposé le manuscrit original entre les mains de M.  Cyrille Le Petit, desservant de l'église française à la Haye, lequel manuscrit original est conforme en tout au livre intitulé Essai de critique sur Machiavel ; toute autre édition étant défectueuse, et les libraires devant suivre en tout la présente copie. À la Haye, ce 12 octobre 1740, F. de Voltaire. » C’était à la fin du volume, et sous le titre de : Avis de l’éditeur, que se trouvait ce qui compose l’alinéa qui suit, et qui a été donné par les éditeurs de Kehl comme Post-scriptum. (B.)