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RELATION
TOUCHANT
UN MAURE BLANC AMENÉ D’AFRIQUE À PARIS
EN 1744[1].

J’ai vu, il n’y a pas longtemps, à Paris un petit animal blanc comme du lait, avec un muffle taillé comme celui des Lapons, ayant, comme les nègres, de la laine frisée sur la tête, mais une laine beaucoup plus fine, et qui est de la blancheur la plus éclatante ; ses cils et ses sourcils sont de cette même laine, mais non frisée ; ses paupières, d’une longueur qui ne leur permet pas en s’élevant de découvrir toute l’orbite de l’œil, lequel est un rond parfait. Les yeux de cet animal sont ce qu’il a de plus singulier : l’iris est d’un rouge tirant sur la couleur de rose ; la prunelle, qui est noire chez nous et chez tout le reste du monde, est chez eux d’une couleur aurore très-brillante ; ainsi au lieu d’avoir un trou percé dans l’iris, à la façon des blancs et des nègres, ils ont une membrane jaune transparente, à travers laquelle ils reçoivent la lumière. Il suit de là évidemment qu’ils voient tous les objets tout autrement colorés que nous ne les voyons ; et, s’il y a parmi eux quelque Newton, il établira des principes d’optique différents des nôtres ; ils regardent, ainsi que marchent les crabes, toujours de côté, et sont tous louches de naissance : par là ils ont l’avantage de voir à la fois à droite et à gauche, et ont deux axes de vision, tandis que les plus beaux yeux de ce pays-ci n’en ont qu’un. Mais ils ne peuvent soutenir la lumière du soleil ; ils ne voient bien que dans le crépuscule. La nature les destinait probablement à habiter les cavernes ; ils ont d’ailleurs les oreilles plus longues et plus étroites que nous. Cet animal s’appelle un homme, parce qu’il

  1. Cette Relation est, depuis 1745, dans les Œuvres de Voltaire.