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DISCOURS DE M. DE VOLTAIRE

fortunes prodigieuses, et beaucoup de misère ; lorsqu’enfin il est plus étendu, l’opulence est générale, les grandes fortunes rares. C’est précisément, messieurs, parce qu’il y a beaucoup d’esprit en France qu’on y trouvera dorénavant moins de génies supérieurs.

Mais enfin, malgré cette culture universelle de la nation, je ne nierai pas que cette langue, devenue si belle, et qui doit être fixée par tant de bons ouvrages, peut se corrompre aisément. On doit avertir les étrangers qu’elle perd déjà beaucoup de sa pureté dans presque tous les livres composés dans cette célèbre république, si longtemps notre alliée, où le français est la langue dominante, au milieu des factions contraires à la France. Mais si elle s’altère dans ces pays par le mélange des idiomes, elle est prête à se gâter parmi nous par le mélange des styles. Ce qui déprave le goût déprave enfin le langage. Souvent on affecte d’égayer des ouvrages sérieux et instructifs par les expressions familières de la conversation. Souvent on introduit le style marotique dans les sujets les plus nobles : c’est revêtir un prince des habits d’un farceur. On se sert de termes nouveaux, qui sont inutiles, et qu’on ne doit hasarder que quand ils sont nécessaires. Il est d’autres défauts dont je suis encore plus frappé, parce que j’y suis tombé plus d’une fois. Je trouverai parmi vous, messieurs, pour m’en garantir, les secours que l’homme éclairé à qui je succède s’était donnés par ses études. Plein de la lecture de Cicéron, il en avait tiré ce fruit de s’étudier à parler sa langue comme ce consul parlait la sienne. Mais c’est surtout à celui[1] qui a fait son étude particulière des ouvrages de ce grand orateur, et qui était l’ami de M. le président Bouhier, à faire revivre ici l’éloquence de l’un, et à vous parler du mérite de l’autre. Il a aujourd’hui à la fois un ami à regretter et à célébrer, un ami à recevoir et à encourager. Il peut vous dire avec plus d’éloquence, mais non avec plus de sensibilité que moi, quel charme l’amitié répand sur les travaux des hommes consacrés aux lettres ; combien elle sert à les conduire, à les corriger, à les exciter, à les consoler ; combien elle inspire à l’âme cette joie douce et recueillie, sans laquelle on n’est jamais le maître de ses idées.

C’est ainsi que cette Académie fut d’abord formée. Elle a une origine encore plus noble que celle qu’elle reçut du cardinal de Richelieu même : c’est dans le sein de l’amitié qu’elle prit nais-

  1. L’abbé d’Olivet, directeur de l’Académie lors de la réception de Voltaire, et qui, en cette qualité, répondit à son discours.