Page:Voltaire - Œuvres complètes Garnier tome23.djvu/233

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
223
223
ARRIVÉS DANS NOTRE GLOBE.

blance, conjecturer qu’il y a eu autrefois des lacs dans les endroits où l’on voit aujourd’hui des coquilles ; mais quelque opinion ou quelque erreur qu’on embrasse, ces coquilles prouvent-elles que tout l’univers a été bouleversé de fond en comble ?

Les montagnes vers Calais et vers Douvres sont des rochers de craie : donc autrefois ces montagnes n’étaient point séparées par les eaux. Cela peut être, mais cela n’est pas prouvé. Le terrain vers Gibraltar et vers Tanger est à peu près de la même nature : donc l’Afrique et l’Europe se touchaient, et il n’y avait point de mer Méditerranée. Les Pyrénées, les Alpes, l’Apennin, ont paru à plusieurs philosophes des débris d’un monde qui a changé plusieurs fois de forme ; cette opinion a été longtemps soutenue par toute l’école de Pythagore, et par plusieurs autres ; elles affirmaient que toute la terre habitable avait été mer autrefois, et que la mer avait longtemps été terre.

On sait qu’Ovide[1] ne fait que rapporter le sentiment des physiciens de l’Orient quand il met dans la bouche de Pythagore ces vers latins doit voici le sens :

Le Temps, qui donne à tout le mouvement et l’être[2],
Produit, accroît, détruit, fait mourir, fait renaître,
Change tout dans les cieux, sur la terre, et dans l’air :
L’âge d’or à son tour suivra l’âge de fer.
Flore embellit des champs l’aridité sauvage.
La mer change son lit, son flux, et son rivage.
Le limon qui nous porte est né du sein des eaux.
Le Caucase est semé du débris des vaisseaux.
La main lente du Temple aplanit les montagnes ;
Il creuse les vallons, il étend les campagnes ;
Tandis que l’Éternel, le souverain des temps,
Est seul inébranlable en ces grands changements.

Voilà quelle était l’opinion des Indiens, et de Pythagore, et ce n’est pas lui faire tort de la rapporter en vers. Cette opinion a été plus que jamais accréditée par l’inspection de ces lits de coquillages qu’on trouve amoncelés par couches dans la Calabre, en Touraine, et ailleurs, dans des terrains placés à une assez grande distance de la mer. Il y a en effet très-grande apparence qu’ils y ont été déposés dans une longue suite de siècles.

  1. Métam., XV, 259 et suiv.
  2. Voltaire a reproduit ces vers avec quelques changements dans le chapitre xvi des Singularités de la nature (voyez année 1768), et les a fait précéder des vers latins.